Il y a quelques jours, sur l’antenne de i-tele, Eric Zemmour disait au cours de sa conversation avec ses interlocuteurs qu’il n’y avait plus que sur le service public qu’on trouvait, parmi les grandes chaines, des émissions politiques. Puisqu’on sait que la seule qui revendique ce statut, dans la mesure où elle est présentée par Arlette Chabot, constitue, de ce seul fait, une aberration, on pouvait se demander de quelles émissions il pouvait bien parler. Comme pour rire, on supposa qu’il puisse s’agir de « On n’est pas couché« , présentée chaque Samedi soir par Ruquier sur France 2. Et l’hypothèse n’est peut-être pas si stupide, même s’il ne faudrait pas oublier le boulot effectué par Taddéï sur France 3, chaque soir, avec une ligne de conduite qui laisse songeur sur les louvoiements de ceux à qui on pourrait le comparer. Mais j’y reviendrai.
Pourquoi Ruquier serait-il à la barre d’une émission politique ? En fait, principalement, parce qu’il réussit à avoir sur son plateau deux polémistes qui font ce qu’aucun journaliste politique ne peut faire à la télévision : poser des questions, et utiliser son droit de suite, en d’autres termes, questionner, questionner les réponses données, et parfois, dire simplement « non » aux invités. Ajoutons que quoi qu’on puisse penser des thèses développées par les deux polémistes, on peut au moins leur reconnaître une chose : ils sont en quête. Naulleau n’est pas le pire avis qu’on puisse avoir en matière de littérature, et sait ouvrir de temps en temps ses dogmes sans pour autant se trahir, et Zemmour, plus touchant, d’une certaine manière, est inquiet, et se bat avec cette inquiétude. A tout prendre, on peut préférer ça à des discours parfois davantage dans l’air du temps, mais ne s’appuyant que sur l’opportunité d’une fenêtre de tir médiatique pour s’exprimer, parce qu’on sent qu’une niche du marché est prêt à les entendre.
Quoi qu’il en soit, hier soir, était invité Tariq Ramadan, qu’on voit peu sur les plateaux bien qu’on entende assez souvent son nom cité. A vrai dire, il n’y pas de hasard : je ne traque pas vraiment ses passages sur le petit écran, mais la dernière fois que je l’avais vu en mesure de s’exprimer de manière un peu développée, c’était sur le plateau de « Ce soir ou jamais« , chez Taddéï, dans un dialogue avec Abdel wahab Meddeb qui n’eut finalement de dialogue que le nom, et il fallait reconnaître que la faute n’en incombait pas à Ramadan, tant son interlocuteur, qui jouait pourtant a priori le rôle de l’humaniste ouvert sur le monde dans lequel il vit (comprenons, le nôtre, c’est à dire le monde occidentalisé), ne fonctionnait que sur le mode de l’obstruction permanente à toute discussion, refusant la rencontre des pensées, campé sur ses positions avec, comme c’est trop souvent le cas avec ce genre de personnage, comme seul argument, la foi qu’il a dans ses idées. Or, pour les idées, on le sait, la foi ne suffit jamais.
Chez Ruquier, Ramadan était confronté à une opposition ferme mais relativement ouverte, un regard qui, bien qu’opposé, n’était pas hostile, et pour une fois à la télévision, on sentait qu’on allait pouvoir, même si ce serait nécessairement trop court, toucher un peu plus profondément à certains des problèmes auxquels nous sommes confrontés, qu’on veuille les regarder en face ou pas. On débattait donc entre adultes consentants, avec chacun de son côté, en apparence, des arguments. Très vite, on affronta Ramadan sur des prises de positions qui avaient, dans son passé, pour le moins manqué de précision, en particulier sur deux points : les homosexuels et les femmes lapidées.
Evidemment, en préambule, on peut se dire qu’à strictement parler, l’avis de Tariq Ramadan sur ces deux questions, on s’y intéresse à peu près autant qu’à celui de Raël, du pape ou d’autres leaders d’opinion comme Geneviève de Fontenay. Et en effet, nous autres esprits qui tentons d’être affranchis, on n’a pas vraiment besoin de savoir si Tariq Ramadan porte sur nous un regard bienveillant ou pas, dans la mesure où il ne vient pas nous importuner chez nous pour tenter de nous ramener sur le bon chemin. Néanmoins, nous avons tout de même à nous en soucier, car le personnage est influent, et il intervient sur un terrain où on n’est pas systématiquement les champions de l’affranchissement dans la pensée : la religion. Dès lors, peut être que nous, privilégiés, pouvons être des homosexuels et des femmes comme nous l’entendons, sans avoir besoin d’acquiescement ramadanesque, mais on peut avoir, aussi, en tête ceux qui, en France, particulièrement dans les cités, doivent composer avec un entourage très soucieux de ce genre de laisser-passer mental. Ainsi, on peut tout de même le dire, en milieu religieux, quel qu’il soit, pour peu qu’on soit un peu intensément religieux, il ne fait pas bon être gay, ou femme.
Or, sur ces deux questions, Tariq Ramadan pose un préalable systématique à la réflexion : voir ce que les textes en disent. Derrière les textes, il ne faut pas vraiment entendre ce que Simone de Beauvoir ou Didier Eribon ont pu écrire sur ces questions, mais ce qu’un prophète et ses exégètes ont pu en affirmer. On remarquera que du point de vue de ce que certains auraient pu appeler la « majorité » de la pensée, on repassera : si être majeur, c’est penser sans jeter des coups d’oeil au dessus de soi pour vérifier le caractère approbateur du regard céleste, le discours semble être ici, encore, celui d’un enfant. Mais à vrai dire, on ne peut pas vraiment reprocher cela à Tariq Ramadan, car s’il observe les textes, c’est dans son discours parce que ses interlocuteurs les prennent très au sérieux.
Or, voila le noeud du problème, et voila un point sur lequel Ramadan semble très équivoque : quel est son propre attachement aux textes, et que fait il si ces textes condamnent les homosexuels, les femmes ou qui que ce soit d’autres (ce ne sont pas les candidats à la réprobation qui manquent) ? Le coeur du problème, c’est donc l’aptitude de l’homme à se déprendre d’un texte s’il constate que celui ci est une tromperie, ou qu’il n’est pas conforme aux exigences de la raison. Or, pour que cela soit possible, il faut mettre comme préalable à tout jugement, non pas le texte lui même, mais la raison; ce qui impose d’accepter, et d’oser mettre le texte à l’épreuve. Derrière l’argument qui consiste à dire que ses interlocuteurs sont incapables de cela, on ne sait pas si Ramadan lui même en est capable, et dès lors, on ne sait pas s’il penser librement ou dans le cadre strict de ce que les textes autorisent à penser, parce qu’à cette question, il ne répond pas, se posant de manière finalement confortable (intellectuellement parlant, car on peut reconnaître que concrètement, au quotidien, cette position puisse lui valoir quelques inconforts relationnels) en intermédiaires entre des mondes qui ont du mal à s’entendre, ce qui au passage, permet d’avoir le rôle de traducteur, et chacun sait que le traducteur, c’est celui que précisément on ne traduit pas, celui qui parle en dernier, ce qui offre la possibilité de demeurer assez évasif, puisque finalement, on ne sait jamais vraiment qui parle.
Or, tout penseur qui cherche à faire autre chose que relayer une pensée déjà faite, se doit de se poser cette question simple sur la manière dont il pense : est elle affranchie, ou pas ? On peut tout de même affirmer que quiconque, face à une question aussi simple que « les homosexuels, on les laisse vivre ? » ou bien « Les femmes, on les bat ? », devrait pouvoir dire « Je pense ceci », et non pas « Je dois d’abord aller voir ce que le texte en dit », et ce pour deux raisons. D’abord, il en va de la possibilité de vivre ensemble, puisque les gays et les femmes, face à quelqu’un qui subordonne sa propre pensée à leur sujet à quelque texte que ce soit, se trouve en situation d’être l’objet du décret d’autrui, et que celui ci se comporte en irresponsable, au sens où il affirme par avance que son approbation, ou sa désapprobation, ne seront pas son fait, mais celui d’un texte qui le dépasse. Ensuite, et à cause de la raison précédente, il pourra d’autant plus donner libre cours à la violence de cette relation qu’il ne se sentira pas en être l’auteur. Il aura la bonne conscience de celui qui se sent être le bras droit d’un dieu.
En ce sens, dans une civilisation qui, depuis belle lurette, a tenté de faire de la responsabilité l’un des coeurs de sa construction, Ramadan, en posant le préalable systématique de la consultation des livres sacrés, constitue un décalage horaire tel qu’il serait possible de lui demander de régler clairement cette question avant d’intervenir, à quelque titre que ce soit. Evidemment, on pourrait objecter qu’après tout, Zemmour lui aussi a ses propres dogmes, et qu’il ne fait pas toujours preuve de détachement vis à vis des sources de sa propre pensée. Mais on répondra, simplement, que si ces discours sont parfois discutables, on ne le voit jamais se référer à quelque livre sacré que ce soit pour faire porter la responsabilité de ses propos sur un quelconque au-delà inaccessible à l’esprit critique. Et à ce titre, Zemmour se considère, il me semble, comme responsable de ses affirmations. Tariq Ramadan, en envoyant la balle dans les pieds de ses interlocuteurs, lecteurs des livres sacrés, ne peut pas en dire autant.
Pourtant, cette question de la responsabilité du religieux qui agit, et pense, sous la dictée divine a déjà été traitée par le passé. Dans un livre aussi simple que L’Existentialisme est un humanisme, Sartre l’aborde de manière on ne peut plus claire, et on se surprend de voir que ces arguments sont si rarement repris, parce qu’après tout, le respect de la religion d’autrui n’empêche absolument pas de lui faire remarquer qu’il utilise les textes sacrés pour ne pas prendre ses responsabilités, alors même que l’adhésion à ces textes ne peut pas être autre chose qu’un acte responsable, qui l’engage. Et que, contrairement au mouvement qui consiste à dire « vous ne pouvez pas me juger car je me place sous l’autorité des écritures, c’est précisément le fait de se placer sous cette autorité là, et pas sous une autre, qui permet de juger l’homme.
« Vous connaissez l’histoire : Un ange a ordonné à Abraham de sacrifier son fils : tout va bien si c’est vraiment un ange qui est venu et qui a dit : tu es Abraham, tu sacrifieras ton fils. Mais chacun peut se demander, d’abord, est-ce que c’est bien un ange, et est-ce que je suis bien Abraham ? Qu’est ce qui me le prouve ? Il y avait une folle qui avait des hallucinations : on lui parlait par téléphone et on lui donnait des ordres. Le médecin lui demanda : « Mais qui est-ce qui vous parle ? » Elle répondit : « Il dit que c’est Dieu. » Et qu’est-ce qui lui prouvait, en effet, que c’était Dieu ? Si un ange vient à moi, qu’est-ce qui prouve que c’est un ange ? Et si j’entends des voix, qu’est ce qui prouve qu’elles viennent du ciel et non de l’enfer, ou d’un subconscient, ou d’un état pathologique ? Qui prouve qu’elles s’adressent à moi ? Qui prouve que je suis bien désigné pour imposer ma conception de l’homme et mon choix à l’humanité ? Je ne trouverai jamais aucune preuve, aucun signe pour m’en convaincre. Si une voix s’adresse à moi, c’est toujours moi qui déciderai que cette voix est la voix de l’ange ; si je considère que tel acte est bon, c’est moi qui choisirai de dire que cet acte est bon plutôt que mauvais. Rien ne me désigne pour être Abraham ».
Jean-Paul Sartre – L’existentialisme est un humanisme; Folio – p. 34-35
Non content de désigner la responsabilité, indépassable, de l’individu vis à vis de ce qu’il accepte ou pas comme message auquel se référer pour s’orienter dans l’existence, il constitue aussi le préalable à toute laïcité possible. On peut comprendre que les religieux l’envisagent comme une sorte de vide qu’il s’agirait de remplir par des préceptes venus de textes présentés par eux comme sacrés. C’est pourtant l’inverse qui est vrai : c’est parce que ces textes échappent à toute saisie, c’est parce qu’ils ne donnent prise à aucune démarche véritablement critique, c’est parce que ce sur quoi ils portent est à strictement parler indécidable qu’il est nécessaire de combler ce vide public par un principe lui même supérieur, la laïcité. Alors, bien sûr, quelqu’un peut parfaitement, dans son coin, décider que ce à quoi il adhère doit constituer le premier principe selon lequel la vie publique devrait être organisée. Mais on l’a vu, seul l’homme décide de ce genre de choses. Et il le fait toujours dans le sens de son intérêt, même quand il croit effectuer un sacrifice. En d’autres termes, la dure vie religieuse, avec tous les renoncements qu’elle implique, n’est choisie par le « fidèle » que parce qu’elle lui convient. Il ne s’agit donc pas de sacrifices, mais d’accomodements, d’une manière d’accepter quelques inconvénients concrets pour obtenir une certaine paix de l’âme. Rien qui ne puisse en fait constituer un argument universel, et rien sur quoi on puisse se mettre d’accord.
L’accord. Voila ce qu’impose la laïcité. Dans son ouvrage Quelle philosophie pour demain ? Marcel Conche discerne la place qui revient à la reliigion au sein d’une société qu’aucune religion particulière ne gouverne :
« J’ai mes propres évidences. Mais je ne prétends pas démontrer. Je dis donc au philosophe chrétien : « J’admets que ce qui n’a pas de sens pour moi en ait un pour vous, que ce qui est pour moi illusoire soit, pour vous, la vérité même, et cela non comme une simple constatation de fait, mais comme la connaissance d’un droit, le vôtre, de philosopher ainsi. » Car un tel « droit » ne pourrait être mis à mal que par une réfutation, laquelle est impossible.
Mais -toujours m’adressant au philosophe chrétien (ou juif, ou islamique…)-, j’ajoute : « Où le désaccord entre nous cessera, c’est, je l’ai dit, sur la morale. Cela signifie que la morale n’est pas une affaire d’opinion : elle peut être fondée, c’est à dire justifiée. Elle ne se fondera pourtant ni sur la religion, puisque je n’en ai pas, ni sur la métaphysique, puisque la vôtre n’est pas la mienne, mais sur le simple fait que vous et moi pouvons dialoguer, et nous reconnaissons par là même comme également capables de vérité et ayant la même dignité d’être raisonnables et libres. Et une telle morale, impliquée dans tout dialogue, différente aussi bien des morales collectives que des éthiques particulières, a bien un caractère universel, puisque le dialogue avec n’importe quel homme est toujours possible, en droit »
Marcel Conche – Quelle philosophie pour demain ?; Puf – p.13
Tariq Ramadan n’est pas dénué de ce souci pédagogique. Ce qu’on peut trouver curieux, c’est de le voir ne le pratiquer qu’avec les pays auxquels il faudrait expliquer, très calmement, que décidément, fouetter les femmes, ou les lapider, il faut qu’on en discute et qu’on se penche ensemble sur les textes avant d’affirmer qu’il faut l’interdire, pendant qu’il faudrait, en revanche presser les démocraties dans lesquelles les femmes peuvent, tout de même, porter plainte si elles sont battues, conduire, voter, vivre seules, aimer leurs semblables, d’accepter séant d’acceuillir non seulement de nouvelles personnes, mais aussi leurs croyances qui impliqueraient qu’on puisse soudainement mettre sur le tapis des questions aussi réglées dans les pays d’accueil que l’égalité entre les hommes et les femmes. Et là encore, de quel droit ? Réponse : parce que ces personnes, qui sont là, prennent au sérieux les textes qui présentent ainsi telle ou telle catégorie d’humains comme inférieure. Or, si on met de côté la possibilité que ces discours soient divins (et nous le mettons de côté, puisque tout simplement, nous ne le croyons pas, et quand bien même y croirions-nous, cela demeure invérifiable, donc non partageable), alors il ne s’agit, encore une fois, que de décisions personnelles, qui n’ont d’autre valeur que celle d’une opinion. Et les lois n’ont pas à se plier au fait accompli des opinions, même quand elles sont partagées par un certain nombre de personnes, parce que ce qui compte, c’est la reconnaissance de la valeur de chacun et chacune, ce qu’aucune conviction religieuse ne peut remettre en question.
Alors, bien sûr, on peut se demander comment il est possible que ce soit ce même Marcel Conche qu’on peut lire défendant ainsiqui écrivit l’incroyable « Heidegger résistant« , qui accomplit justement ce geste incompréhensible qui consiste à sauver le « berger de l’être » manifestement avant tout parce qu’il reconnaît en lui cette autorité qui ne se discute pas, quoi qu’il arrive.
Reste que si on peut mettre Conche devant ses responsabilités dans son adhésion à Heidegger, alors on peut mettre aussi Ramadan devant les siennes quand il fait preuve, pour ceux qui maltraitent, d’une patience et d’une compréhension qu’il a du mal à accorder à ceux qui accueillent (et ce même si, bien sûr, ces derniers ont beaucoup, beaucoup de questions à se poser sur la manière dont se pratique cet accueil (pour peu que le mot « accueil » ne soit pas particulièrement déplacé, ici)). Tout en semblant être ouvert au dialogue, on l’a vu, il pose en préalable au dialogue des conditions qui font que certaines choses sont possibles, et d’autres pas, que certains discours peuvent être tenus, certaines questions peuvent être posées, et d’autre pas. Or, si ces conditions relèvent de sa propre décision, et on a vu que c’était nécessairement le cas, alors elles ne sont tout simplement pas acceptables, pas plus ici, qu’ailleurs.
Et sans doute perd on, dès lors, un interlocuteur intéressant, car érudit, habile, et certainement, en définitive, ouvert. Mais la volonté de rendre justice davantage aux uns qu’aux autres, et à prendre avec ceux là des pincettes qu’il n’utilise pas avec ceux ci empêche le dialogue, et justifie, finalement, malgré les apparences, les accusations de double discours.
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