Depuis ce moment lambda qu’est le 11 Août, on peut discerner à l’horizon de la fin du mois, s’approchant avec cette densité qu’ont ces zones de hautes pressions temporelles, ces périodes d’emploi, la rentrée. Le lycéen qui abordait son année de Première avec l’insouciance permise par une règle du jeu qui veut qu’il décide tout seul, dans les lycées publics, si il passe en Terminale ou pas, convaincu d’être le mieux placé pour pouvoir en juger (ce qui pourrait être le cas, si on l’éduquait à un tel exercice, ce qui signifierait au moins qu’on lui enseigne l’art d’accepter un regard extérieur sur sa propre progression, mais bref), ce lycéen qui a eu un an pour éventuellement se perdre en route peut se demander comment aborder cette ultime année de secondaire, alors même qu’apparait au programme de ces quelques mois une discipline nouvelle, la philosophie.
Qu’il se rassure, les enseignants de cette discipline eux-mêmes se demandent nécessairement comment introduire à un tel programme, parce que le problème, c’est que précisément, la discipline ne se réduit pas au programme. A strictement parler, s’il ne s’agit pas simplement de jouer les chiens savants lors de l’examen, on ne pourrait d’ailleurs pas aborder la Terminale sans avoir auparavant effectué un travail sur soi, un retour sur sa propre pensée, sans avoir pris de la distance vis à vis de soi même, puisque c’est dans ce déchirement que la conscience apparaît. Nul ne devrait entrer en classe de Terminale s’il ne s’est auparavant découpé selon les pointillés. Autant dire que ce genre de condition est tout à fait fantaisiste et excessif dans un temps où nulle place n’est laissée à l’ennui. Si on veut au jouer sarkozyen de la détection dès le plus jeune âge des tendances futures des individus, regardons les gamins sur une plage, et parions sur la difficulté qu’auront tous ceux qui, hyperactifs parce qu’hyper sollicités par leurs inscription à telle activité, la mise à disposition d’une multitude de jouets, à générer une conscience, trop occupés qu’ils sont à s’occuper. Parfois, un gamin traine les pieds dans l’eau, reste prostré devant les vagues, cesse d’être agité de chorée, se pose. Sur la planète toute entière, il doit bien en rester encore quelques uns qui, comme celui là, ont conservé cette aptitude à l’ennui, et n’ont pas encore sombré dans les milles et unes propositions visant à le combler. Ils semblent avoir généré autour d’eux un bouclier leur permettant de ne pas, sans cesse, céder aux sirènes de la foule prise de danse de Saint-Guy. Ceux là, on pourrait les suivre de loin, les protéger, le cas échéant, de l’agitation environnante, des activités, ainsi que, tâche plus difficile, de la cryogénisation dans leur propre position. On pourrait les accompagner avec suffisamment de prévoyance pour les protéger, et suffisamment de distance pour les laisser mener leur barque. Et ils pourraient entre en Terminale.
Belle vision de prof.
En fait, les profs rêvent d’élèves qui n’ont pas besoin d’eux, qu’ils soumettraient régulièrement à des interrogations visant juste suffisamment trop haut pour permettre de justifier leur statut, leur position sur l’estrade, leur salaire aussi. Miraculeusement, les élèves ne ressemblent pas à l’élève rêvé et c’est de manière tout à fait indifférenciée que les classes de Terminale se remplissent. Contrepartie, cette aptitude à l’arrêt sur image, à la retraite, il faut la produire puisqu’elle n’est que très rarement développée. La confrontation avec la grandeur, par le choc d’échelles qu’elle provoque, est susceptible de faire surgir cet embryon de pensée qui est la porte étroite de la philosophie. Un autocar, un océan, une montagne feraient assez bien l’affaire, mais les attributions de budgets pour les voyages scolaires sont plus friands des projets pédagogiques du genre « apprentissage de la langue anglaise par la pratique, une journée entière, dans les boutiques de Londres » que par les propositions du type « Eprouver la disproportion de l’homme devant les marées d’équinoxes sur la pointe extrême du Finistère ». Le livre demeure cet espace parallèle qui, pour un budget réduit, permet cet arrachement, bien qu’il souffre de réclamer, déjà, une certaine habitude de la mise entre parenthèses du mouvement ambiant.
Alors, seulement, une fois qu’on sait pourquoi lire, peut se poser la question « Que lire ? » Si je tenais un blog institutionnel, officiellement associé à la pratique de la philosophie au lycée, sans doute conseillerais-je Jeanne Hersch ou des extraits de Pascal. Mais comme tel n’est pas l’objectif de ce blog, on va se permettre une porte d’entrée un peu différente, accessible, puissante, et susceptible de générer une énergie assez similaire à celle d’un séisme mental. Juste un extrait pour mettre en appétit.
« L’époque se réduit d’elle même à une réalité unique, principielle et au divertissement de cette réalité. De plus en plus visiblement les non-sociétés contemporaines, ces fictions impératives, se partagent sans reste en parias et en parvenus. Mais les parvenus ne sont eux mêmes que des parias qui ont trahi leur condition, qui voudraient à toute force la faire oublier, mais que celle-ci finit toujours pas rattraper. On pourrait dire aussi bien, suivant une autre division, qu’il n’y a plus de ce temps que des désoeuvrés et des agités, les agités n’étant en fin de compte que des désoeuvrés qui tentent de tromper leur désoeuvrement essentiel. La poursuite des « sensations fortes », de « l’intensité vécue », qui semble l’ultime raison de vivre de tant de désespérés, parvient elle jamais à les distraire de la tonalité affective fondamentale qui les peuple : l’ennui ?
La confusion régnante, c’est le déploiement planétaire de toutes ces fausses antinomies, sous lesquelles se fait pourtant jour notre vérité centrale. Et cette vérité, c’est que nous sommes les locataires d’une existence qui est un exil dans un monde qui est un désert, que nous y avons été jetés, dans ce monde, sans mission à accomplir, sans place assignée ni filiation reconnaissable, en abandon. Que nous somme à la fois si peu et déjà de trop.
La politique véritable, la politique extatique commence là. Par un rire brutal et enveloppant. Par un rire qui défait tout pathos suintant des soi-disant problèmes de « chômage », d' »immigration », de « précarité » et de « marginalisation ».
Il n’y a pas de problème social du chômage, mais seulement un fait métaphysique de notre désoeuvrement.
Il n’y a pas de problème social de l’immigration, mais seulement un fait métaphysique de notre étrangeté.
Il n’y a pas de question sociale de la précarité ou de la marginalisation, mais cette réalité existentielle inexorable que nous sommes tous seuls, seuls à en crever devant la mort,
Que nous sommes tous, de toute éternité, des êtres finis.
A chacun de juger ce qu’il en est, ici, des affaires sérieuses ou du divertissement social. »
Tiqqun – La théorie du Bloom
A vrai dire, l’extrait se suffit à lui même, si il s’agit simplement de tenter de provoquer ce petit décalage de la pensée qui conduit non pas à apprendre de nouvelles vérités, mais à poser les problèmes de manière un peu plus juste, si il s’agit, aussi, de susciter le questionnement, non pas à partir des mécontentements du quotidien (emploi, pouvoir d’achat, frustrations provoquées par le marché, etc.), mais à partir de ce qu’on pourrait considérer comme la racine, ou le rhizome, de l’existence. Ainsi, ces deux niveaux de questions que l’extrait aborde, le politique et le métaphysique sont ils réarticulés dans le bon sens, ce qui permet de considérer le politique sous un angle plus approprié : non plus celui de l’économique, mais celui du bien vivre (qui ne se réduit jamais au simple « profiter de la vie »). Voila une bonne introduction.
On pourra cependant lire le reste de l’ouvrage, d’autant plus qu’on le trouve assez facilement en ligne (ce qui est plutôt sain, parce que cela évite de réduire les publications des éditions « La Fabrique » à une simple niche commerciale astucieuse). On y constatera que la question politique centrale, aujourd’hui, c’est celle du statut et de la valeur que l’on reconnait à ce qu’on appelle le « sujet ». Et ce livre aborde la question de manière certes très orientée, soutenant une thèse peu mise en question, ce qui permet d’entrer pour de bon dans une pensée qui commence à prendre de l’ampleur, et qui demande à être considérée avec sérieux, non pas pour nécessairement y adhérer, mais pour se décoller un peu des thèses auxquelles ce livre s’oppose, qui peuvent sembler un peu trop « évidentes », et pour saisir les enjeux les plus profonds des débats politiques en cours (ce qui émerge peu, du moins consciemment, des débats de démocratie soi-disant participative organisés à droite, à gauche). Mais si on veut simplement entrer en philosophie, on se contentera de l’extrait, parce qu’on serait trop facilement convaincu par le reste du livre. Et on complétera par la lecture de Pascal, qui sur la question du divertissement, est simplement la source vers laquelle toute la pensée, comme prise du désir de se reproduire dans une eau fertile, tente de remonter.
« Avec un art divers et considérable, nous fabriquons un aveuglement qui nous permet de vivre à côté des choses les plus monstrueuses sans en être ébranlés, parce que nous reconnaissons dans ces grimaces pétrifiées de l’univers ici une chaise, là une table, ici un cri ou un bras tendu, là une vitesse ou un poulet rôti. Entre l’abîme du ciel au-dessus de nos têtes et un autre abîme céleste, facile à camoufler, sous nos pieds, nous parvenons à nous sentir aussi tranquilles sur terre que dans une chambre fermée. Nous savons que la vie va se perdre aussi bien dans les étendues inhumaines de l’espace que dans les inhumaines petitesses de l’atome, mais entre deux, nous ne craignons pas d’appeler « objets » une simple couche d’illusions, alors qu’il ne s’agit en fait que d’une préférence accordée aux impressions qui nous viennent d’une certaine distance moyenne. »
Robert Musil, L’homme sans qualités, Tome 1 (éditions du Seuil), pp. 663-664.
Court extrait d’un livre passionnant, celui de Tiqqun, mis à disposition, m’y a fait beaucoup penser.
Are you a professional journalist? You write very well.