Jusque là, la méthode fonctionne : on part d’un truc qui n’a pas tant d’importance que ça en soi, et on en tire davantage que ce que ça avait à donner au départ. C’est comme ça que Michel, dans ses commentaires, envoie de temps en temps vers des livres qui, s’ils étaient indiqués sur les cartes routières, seraient signalés par ces sigles qui signifient « vaut le détour » (il conseille aussi de la musique, mais jusque là, le moine copiste ici présent n’a pas réussi à entrer pleinement dans cet univers, et ce n’est pas faute d’essayer !); mais peu de monde lit encore les cartes, au moment même où en a tant besoin. Et peu de monde se donne le temps des détours.
Ainsi, Christiane Rochefort, dont, avant même d’avoir lu un seul de ses livres, je me demande comment elle peut être si méconnue, quelques furetages, de ci de là sur le net et ailleurs m’ayant immédiatement donné envie de la lire. Essayez : googlez son nom, et tout ce sur quoi vous allez tomber va vous donner envie de partir immédiatement en quête de ces romans.
Le conseil de Michel ne pouvait pas tomber mieux : alors que je cherchais des points de surrection, des zones de mouvement initial, on m’en tend un sur un plateau. Alors qu’une apparemment assez aberrante réflexion à propos de Michael Jackson m’amenait à constater, un peu inquiet tout de même, que ce cintré notoire avait été à l’origine de quelques mouvements de neurones chez moi, on m’indique, sans le vouloir, qu’il y avait une source bien plus profonde, et puissante de mouvement de synapses en moi.
En Juillet 1969, le magazine littéraire sort son numéro 30. Un beau numéro, avec en couverture, Mao, dont on propose des poèmes inédits, le genre de numéro dont il ne faut pas trop abuser si on ne veut pas avoir quelques doutes sur le fait qu’on ne soit pas nés un peu trop tard, mais passons. Christiane Rochefort avait alors publié Printemps au parking, qui avait soulevé quelques émois parmi ceux qui doivent sans doute être persuadés qu’ils pensent « bien » (vous pensez bien), et qui semblent tout aussi certains qu’ils vivent au mieux (ce dont on est quand même davantage persuadé quand on en a, auparavant, persuadé les autres). Le Magazine Littéraire lui offre alors deux pages pour qu’elle puisse présenter un autoportrait. Autant dire qu’un tel exercice ferait aujourd’hui frémir, tant on pourrait y inscrire, en bas de page, le signalement « publireportage », les écrivains étant devenus leurs propres publicitaires, leurs livres constituant souvent leur premier matériel de propagande (qu’un livre soit propagande, c’est de l’ordre de l’évidence, mais qu’il ne soit la propagande que de son auteur, voila qui colle d’un peu trop près au narcissisme ambiant). Christiane Rochefort ne semble pas avoir été faite de cette trempe là, et propose dans ces deux pages, dont le titre vaut programme (et même programme scolaire), un portrait en retrait, dans lequel la promotion laisse la place à la motion. Voila ce que ça donne :
» Le chemin de la connaissance, c’est la sexualité »
« Christiane Rochefort vient de publier son cinquième roman « Printemps au parking ». Après « Le repos du guerrier » et « Les petits enfant du siècle », Christiane Rochefort va encore faire scandale. Elle s’est expliquée sur la signification de son roman, sa manière de voir, de juger la vie et le monde.
Printemps au parking ? oui, c’est mon cinquième roman, mais à vrai dire je ne sais pas s’il est plus ou moins important que mes autres livres, pour ça, il faudrait que je le lise sans savoir vraiment ce qu’il y a dedans. En fait ce bouquin a été écrit en plusieurs fois. D’abord, il y a eu une première version en 64-65 où l’aventure entre les deux garçons n’existait pas, et qui au fond ne me donnait pas satisfaction. C’était pas fouillé, pas creusé, c’était un peu canevas. Et puis deux ans plus tard, je l’ai relu, j’ai vu les défauts qu’il y avait, et je l’ai récrit. Mais en étant bien décidée à le laisser situé au moment où j’avais écrit la première version ; il ne s’agissait pas d’aller dire Ah ! Ah ! on va remettre les choses au goût du jour ; d’autant plus qu’ à ce moment là il faudrait faire tout à fait autre chose. Et puis aussi, tout de même, j’étais très embêtée parce que c’était la première fois que j’écrivais un bouquin qui se passait deux ans avant que je l’écrive ; d’habitude mes livres se passent toujours à peu près à l’instant où je les écris. D’autre part ce livre ne pouvais pas se passer au printemps 68 parce que le sens de certains mots a changé et qu’on doit les employer aujourd’hui dans un sens différent. C’est aussi un refus de putanat qui est bien normal non ? [note du moine copiste : voila une notion qui doit laisser pas mal de monde de marbre, aujourd’hui, le fait de trouver normal d’éviter de profiter du contexte pour en faire un produit, le fait de ne pas être, simplement, opportuniste (mais, « putanat » convient beaucoup mieux…)] Vous me dites que cet adolescent qui cherche sa liberté en se débarrassant successivement de toutes ses aliénations passe en quelque sorte du stade de l’égratignure à celui de la blessure profonde, qu’il y a d’abord la blessure, ensuite et très longtemps après le sang qui coule, moi je veux bien, j’espère même que c’est ça. Parce que vous savez, cela a été difficile de le libérer, dans la première version il restait aliéné, il n’y a que lorsque j’ai récrit la seconde version qu’il s’est libéré, parce qu’il s’est mis à parler, et croyez moi ça a été dur ! C’est parce qu’ils sont tombés sur cette histoire entre garçons que j’ai compris qu’ils voulaient vraiment leur liberté. Mais en réalité, ce n’est pas un aboutissement, c’est seulement un chemin. La sexualité, c’est un moyen de prise de conscience à tous les niveaux, c’est à dire moral, social, politique. D’ailleurs je ne crois pas qu’il y ait un niveau séparé d’un autre. Bien sûr il peut y avoir des niveaux de conscience différents qui ne vont que jusqu’à la morale ou que jusqu’à la politique et qui ne vont pas jusqu’à l’idéologie ; oui, ça se voit même souvent. Mais je pense que la sexualité est un des moyens les plus rapides, les plus brusques, les plus immédiats de parvenir à une prise de conscience. Et je parle de la sexualité comme sexualité, comme passion, et non comme sentiment. Je ne sais pas si c’est le moyen le plus efficace mais c’est un moyen court, un moyen rapide qui mène peut être de la révolte à la révolution. Car pour les occidentaux c’est tout de même un bon chemin, parce qu’ils n’en ont pas des masses. C’est pour cela que je suis assez d’accord avec Pasolini en ce moment. Je vais vous dire, j’ai trouvé deux bonne adaptations de mes livres ; c’est Deux ou trois choses que je sais d’elle de Godard pour les Petits enfants du siècle, et Théoréma de Pasolini pour le Repos du guerrier [note du moine-copiste : Vadim ayant lui-même adapté le Repos du guerrier, mettant en scène Brigitte Bardot, on devine ce que pense Christiane Rochefort de cette version – Elle croisera la trajectoire de Bardot, une autre fois, pour un film beaucoup plus intéressant, La vérité, de Clouzot, au scenario duquel elle collabora]. Vous comprenez, on ne peut pas prendre une structure de livre pour faire un film ; c’est complètement insensé ; cela tient uniquement à des questions commerciales et des questions de système. La seule chose qu’on puisse faire avec mon bouquin, c’est de trouver un bonhomme qui pense à peu près la même chose et qui s’en serve vaguement comme support mais qui surtout casse tout. Dans la première version, c’était facile, comme elle était ratée, il n’ avait rien à « casser » : mais lorsque je l’ai récrit, je lui ai donné une nouvelle structure. Enfin, je le crois, car nous autres, les structures, nous ne les voyons qu’après. Le type qui voudrait écrire en partant de structures se fourre le doigt dans l’oeil jusqu’au coude. Je commence à entrevoir ces structures. Il y en a une surtout que je commence à entrevoir par la répartition des chapitres et qui peut apparaître cyclique. Mais je ne les connais vraiment qu’après, il n’y a pas de problème. Il m’est arrivé de discuter avec des structuralistes ; et je leur ai dit : « Ecoutez, vous n’avais jamais écrit, c’est pas possible, parce que ce que vous appelez structure, c’est la pure surface, car si vous écriviez vous sauriez, que les structures on ne les connaît pas d’avance. On fait avec ; si on ne fait pas avec, on loupe son truc. C’est comme la création, c’est très simple, ça se prouve par la viabilité. Une structure, c’est pas Monsieur MACHIN aime Madame TRUC… qui ne s’aiment plus, etc., ou d’autres choses de ce genre qui sont pour moi des futilités, des fariboles. On dit « Méprisons l’intrigue » moi au moins je méprise l’intrigue totalement. Par exemple dans les Petits enfants du siècle, il n’y a rien du tout comme intrigue, par contre, il y a une structure que j’ai vu après et qui se trouve au niveau de la sensation, de la sensualité la plus physique et la plus brute. C’est toujours la même histoire qu’il y ait sexualité ou non sexualité, ce qui est important c’est la réalité physique, matérielle. Il n’y a que Boris Vian qui a vu clair là-dedans. Avec les Petits enfants du siècle, je suis restée trois ans avec la même phrase. Je savais que je devais faire quelque chose sur les H.L.M. J’ai tiré sur cette phrase que j’avais écrite, chaque jour, continuement, régulièrement, et j’ai abouti à une structure complètement linéaire jusqu’au moment où le fil s’est cassé. J’ai fait un noeud, un noeud de raccroc, et j’ai pris une « ficelle » du « système », trouvée dans des magazines du coeur dont j’ai pastiché certains passages en changeant quelques mots et la ponctuation. Vous comprenez bien que ce n’est pas de moi, toute la fin de ce bouquin : le petit bonheur, le mariage, et toute la suite. C’est pas cela le chemin de la connaissance, moi je crois que c’est la sexualité brute, matérielle.
Si vous voulez, dans un certain sens, mon dernier roman est un livre platonicien. D’ailleurs, moi-même je suis un peu platonicienne ; il y a en effet dans Printemps au parking la « substantifique moelle » comme dit l’autre du Phaidros de Platon ; j’ajouterai même que je suis très souvent d’accord avec les idées de Platon, au niveau profond.
Tant mieux si le chemin menant à la connaissance et à la liberté, que je montre dans mon livre, paraît difficile et même douloureux. Il en est de même pour moi ; pour écrire ce bouquin j’ai été obligée de me débarrasser d’un préjugé que je ne savais pas que j’avais, ce sont les rapports entre les hommes. Je me considère comme libérale, car c’est en fait de libéralisme qu’il s’agit puisque c’était vu de l’extérieur ; mais quand il s’est agi d’aller y voir de près je n’ai pas voulu. J’ai eu peur, j’ai eu la trouille mais je ne m’en suis aperçue qu’après. C’était très curieux comme déroulement, et je croyais que c’était littérairement que je ne savais pas traiter ces rapports. Bon, bon, je connais bien les garçons, mais leurs rapports m’étaient inconnus. En cherchant la vérité, je me suis aperçu qu’il y avait chez moi quelque chose qui n’était pas « cassé » – un préjugé en quelque sorte – et que j’ai cassé par l’écriture : c’est chouette la littérature quand même !
Bon, pour en revenir à ce foutu système, on peut se demander comment il fonctionne. Tenez, dans Une rose pour Morrison, eh bien, il a craqué. Je ne l’ai pas fait exprès, belle surprise pour moi ! A ce moment là, je décrivais le système tel qu’il est, un peu aggravé et vraiment fermé en supposant qu’il puisse rouler tout seul c’est à dire avec la production-consommation totalement bouclées, le consommateur conditionné en fonction des intérêts de la production et non pas le contraire. Et puis, j’ai continué de décrire ce monde jusqu’au moment où il a craqué, comme ça, bêtement. J’ai vu des lézardes, mais le pire danger de ce système, pourquoi il craquait, c’était la répression. Ainsi que, les mômes ou les presque mômes. Je me suis dit Nom de Dieu ! Ca tient pas cette machine. J’étais vachement contente de voir ce foutu truc craquer sans le faire exprès. Alors j’ai fait un bouquin en me disant que c’était des rêves fous ; finalement l’avenir m’a dit que ce n’était pas le cas. De toutes façons, il me semble bien que tous mes bouquins portent un signe politique important. Le repos du guerrier, c’est le désespoir politique des jeunes gens de vingt ans e 1945, Les petits enfants du siècle, c’est l’aliénation par le crédit, la consommation; la soi-disant élévation du niveau de vie. Sophie c’est raté car je voulais tracer le portrait d’un type se croyant socialiste et qui arrive gaulliste dans les allées du pouvoir ; c’est raté parce que je n’ai pas eu le courage de fréquenter les gens qu’il fallait, d’aller à la source. Ce qui est marrant, c’est que les Petits enfants du siècle sont tombés sur les architectes (tant mieux !) et Sophie sur les bonnes femmes, il faut dire que les femmes, c’est un sacré facteur révolutionnaire !
Quand à mon dernier livre, je donne si j’ose dire des verges pour me battre ; j’en suis sûr, on va me demander de quoi je me mêle, avec ces histoires de garçons. Et merde ! Après tout, je fais ce que je veux, c’est peut-être le prix de la liberté. C’est aussi ma vie. Tout compte fait, c’est pas mal. Je ne me plains pas ; c’est pas commode quand même ; il faut dire que le coup du chemin, c’est très bien, c’est formidable. Mais pour aller où ? Il ne faut pas se perdre. Après tout, ce monde nouveau, il existe bel et bien. On ne le verra peut-être jamais, mais de croire que c’est possible tout de même, c’est déjà formidable. Là-dessus je suis vraiment d’accord avec Miller, Henry bien sûr ! C’est une de mes lectures chéries.
Maintenant, je suis en train d’écrire le journal de Printemps au parking ; étant donné ces espèces d’avatars et ce qui est arrivé entre ces personnages, uniquement par l’écriture ; j’écris donc le journal de l’écriture du livre. Je fais cela comme un matériau d’information. Mais sans pour autant faire des théories ; j’ai horreur de cela ! Non, je raconte l’histoire : première version, deuxième version, etc. en me demandant pourquoi j’ai écrit telle chose plutôt que telle autre.
C’est ainsi que j’ai neuf romans commencés sans savoir lequel va vivre maintenant ; et puis, il y a des périodes où j’écris des poèmes, mais il a aussi des périodes où, pendant trois ans, je ne vais pas en écrire un seul ; pas moyen de savoir pourquoi. C’est comme l’amour, il y a des moments où il n’y a rien du tout et puis des moments où il n’y a vraiment que ça. C’est marrant non ? »
Magazine littéraire n°30 – Juillet 1969. Propos recueillis par Philippe Vernault
On peut craindre aussi une légère crise de nostalgie pour un temps où un écrivain pouvait exprimer en termes clairs, accessibles à tous, l’exigence qui est la sienne, vis à vis de son écriture et vis à vis du monde, et transmettre ainsi sa propre exigence à ceux qui allaient le lire ; un temps où des zones existaient au sein desquelles les rapports pouvaient être établis non pas sur la distance, mais sur une proximité qui n’était pas complaisance, ni contagion affective, ni communauté d’intérêts, mais sur la simple reconnaissance du mouvement commun partagé par ceux qui sont humains, où qu’ils en soient dans ce « chemin ». Mais peu importe l’éventuelle nostalgie, puisque ces écrits restent, et qu’il suffit de les transmettre. Sans doute ont ils aujourd’hui des héritiers.
Au passage, si un lycéen voulait trouver la porte étroite par laquelle entrer dans son année de terminale en général, et de philosophie en particulier, il me semble bien que lire cet autoportrait, et suivre les pistes qu’il ouvre constituerait, déjà, une bonne entrée en matière. Je poursuis mes tentatives de surrection. Peut-être même ne s’agit-il que de cela.
NB – L’illustration est celle qui accompagnait l’article en 1969.
NB2 – Oui, en 1969, on faisait quelques fautes dans le Magazine littéraire, que j’ai laissées telles qu’elles s’y trouvaient. Mais franchement, je paierais volontiers ce prix làpour avoir, aujourd’hui, des numéros qui, pour 3 francs (ce qui nous le mettrait, allez, arrondissons, à 0.50€), proposeraient un contenu aussi ouvert.
Comme je ne suis pas très intéressé par la critique littéraire, ni par l’hypertextualité, je ne connaissais pas la genèse de Printemps au parking. Mais les deux textes auxquels fait allusion Christiane Rochefort ne sont pas ceux auxquels je faisais référence. En effet, je dispose (virtuellement, parce que n’étant pas chez moi, je n’ai pas eu l’occasion de chercher ces deux livres, et puis quand bien même j’aurais été là, j’aurais sûrement eu autre chose à faire, et puis quand c’est sans espoir…) de deux versions éditées de la même histoire, toutes les deux post-sixante huitardes. Soient des versions 2 et 3.
En fait, je pense qu’une seule version du roman fut publiée. Les autres versions sont des textes de travail, que C.R. a gardé pour elle. En revanche, il est possible qu’une des éditions comporte en supplément le texte que C.R. annonce en fin d’interview. Ou bien, comme moi, tu oublies parfois que tu possèdes déjà un livre, ou bien tu sais que tu l’as, mais tu ne sais pas où, et tu le rachètes, parce que c’est plus rapide que de le chercher (ça m’arrive tout le temps !).
Il y a deux versions de Printemps au Parking: celle publiée en premier édition jaune chez Grasset et une version en Livre de Poche qui diffère par sa fin.
Christiane Rochefort à d’autre part écrit un livre C’est bizarre l’écriture qui prends comme trame l’expérience de l’écriture de Printemps au Parking elle a enfin revu et corrigé C’est bizarre l’écriture à l’occasion de son édition au Québec le livre s’appelle Journal de Printemps et intègre les refléxions sur l’écriture du scénario de Printemps au Parking qui n’a jamais été réalisé.
bien amicalement
Gilles Dinnematin
Merci Gilles, pour les précisions, et pour la lecture, et pour l’attention !
Nous voici un peu plus éclairés, et me voici quasi contraint de me rendre dans deux bibliothèques différentes pour voir ce qui distingue ces deux fins, dans ces deux éditions.
Mais l’idée d’un auteur qui revient sur ses livres pour les faire évoluer me plait assez, et me semble correspondre assez bien à l’idée que je commence à me faire de Christiane Rochefort.
Merci encore !