Chose promise, chose due, je devais remixer Michael Jackson à la sauce kantienne, on s’y lance ce matin même.
Tout d’abord, un retour sur la discussion qui lança cette promesse (mais qui ne lança pas la réflexion elle même : ça fait un moment que je me dis que la pensée de Kant a quelque chose à offrir à la culture populaire.
Ensuite, il faut sentir; et… est ce que tu peux sentir ? (intermède récréatif au tempo bien martelé, à la militance évangéliste juste joyeusement kitsch, tout ce qui plait en somme !)
Au commencement, était le corps. Oui. Et le corps était tourné vers ce qui n’était pas lui, et le corps était lui-même. Il aspirait à ce qui était hors de lui. Et tout était par lui, et rien de ce qui était, n’était sans lui. En lui était la vie. Et la vie était la lumière des hommes, et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas comprise.
Oui. Au commencement est le corps. Sinon, aucun discours esthétique ne tient (comme tout le reste, d’ailleurs). On semble l’oublier, rappelons le : nous sommes avant tout un corps. Et ce qui distingue ce corps des autres, c’est qu’il est doté du « verbe ». Il parle. Ah. Première pause : dire qu’on parle n’est pas suffisant, parce qu’on résume trop facilement ça au simple échange d’informations, exercice dont les autres espèces vivantes se sortent elles aussi assez bien, avec cet avantage décisif qu’elles, au moins, ne mentent pas. Ce qu’il faudrait plutôt dire, c’est que nous sommes doués de la parole. Et dans le fond, quand le latin dit « verbe », il traduit le grec « logos », qui doit être considéré, ici, comme le langage universelle. Une parole qui atteindrait un propos perçu, compris et reconnu de tous comme étant « juste ».
Bref. Un chant.
Résumé : le corps, quand il est humain, cherche à exprimer quelque chose qui le dépasse, et qui puisse réunir tous les autres corps dans un énoncé commun. Un choeur. Et les corps cherchent le rassemblement. Ils ont le sentiment qu’ils ont une racine commune, qu’on les a séparés, et qu’ils sont destinés à être réunis dans une paix perpétuelle et une harmonie vocale. Une vibration commune. Une bonne vibration en somme.
Réécrivons l’histoire (mais l’histoire n’est que réécriture) : les grecs furent un temps l’incarnation de l’homme, parce qu’ils lui donnèrent la parole. Et dans leur tête, il ne s’agissait pas juste d’une langue parmi d’autres, mais de LA langue, cette manière de faire vibrer l’air, d’y émettre des ondes porteuses de vérité. Mais les grecs n’étaient pas seuls, leur langue, en s’éloignant du chant pour aller vers la rhétorique (tiens, on parlait de Jean Paulhan il y a peu, lui appelait « rhétoriqueurs » ceux qui voyaient dans le langage un moyen fiable d’exprimer la pensée; les autres, il les appelait « terroristes »; or, qu’est ce qu’être terroriste du langage, si ce n’est ramener celui ci vers le cri, vers le chant, vers un mode d’expression du corps qui puisse dépasser les particularismes et les limites des langues ?), devint, simplement, une langue portée par un peuple qui, dédaignant les pulsions du corps, avait oublé comment se battre, et disparut (je résume). Survécut néanmoins ce qui ne pouvait disparaître, parce qu’universel : les idées, désormais traduites dans une autre langue.
Le corps est toujours le dindon de ces farces là. On se souvint des grecs pour Platon, on oublia bien sûr Diogène, le réduisant à cette image de branleur public, on répéta que le destin de l’homme était de s’arracher à son propre corps pour aller vers les sphères spirituelles, et on fit en sorte d’interdire les écrits de ceux qui n’adhéraient pas à cette thèse des outre-monde. D’un certain point de vue, c’est bien joué : l’esprit grec n’avait péri qu’en apparence; tel un parasite pratiquant l’autostop, il s’était installé sur le siège passager de la bagnole du christianisme. C’était la place du mort mais ça tombait plutôt bien, puisque chrétiens et platoniciens disaient finalement la même chose : pour bien vivre, il faut mourir. Le véhicule occidental était désormais suffisamment bien conçu pour foncer dans l’histoire. A tombeau ouvert.
Pas plus que les grecs, l’occident n’était seul au monde. Mais peu lui importait, parce qu’il était animé désormais par cette force dont seuls les illuminés sont dotés. Ne doutant plus d’être appelé à éclairer le monde par la seule puissance de l’esprit, il parvint, en effet, à reléguer dans ce qui se fait de plus bas tout ce qui a trait au corps. Orthopédique, l’occident passa son temps, non pas à voiler les corps, ce qui aurait constitué un moindre mal, mais à les dresser, à les tendre le long de la droite ligne, inventant mille astuces pour plier le corps aux exigences de rectitudes de l’esprit. Corsets, danses de salon, escrime, agrès, piano, harpe… Les femmes n’étant alors que corps, c’est leur santé mentale qui constitua le prix de leur formation, au point qu’on retrouva, au début du vingtième siècle, les mieux formées d’entre elles dans un état de nervosité et d’incapacité physique qui s’appelait alors « normalité exigée », et qu’on classe aujourd’hui parmi les névroses.
Entre temps, on n’avait néanmoins pas pu camper sur la seule position de l’idéo-christianisme. Parce que les croyances se fissuraient. Parce que le vil corps du peuple prenait conscience de lui même, parce que la matière s’imposait. L’empirisme réveilla quelques uns de leur sommeil dogmatique. Il fallait alors tout repenser en sauvant l’essentiel : la suprématie culturelle. Parce qu’en ce temps là, c’était la seule qui valait vraiment. Oui, tout n’était pas encore réduit à l’économie.
Kant, finalement, c’est ça : une pensée qui veut être tendue entre ces deux points cardinaux que sont le corps, et l’esprit. Une pensée qui tente d’être universelle tout en n’étant pas simplement idéaliste. Ou si elle l’est, ce n’est plus du tout au sens où on l’entendait auparavant. Et, bien sûr, au coeur de la réflexion, l’esthétique, puisque c’est là que l’essentiel, le plus étonnant, et le plus intellectuellement dangereux se passe :
– D’abord, parce que l’esthétique, c’est l’étude du rapport que nous entretenons avec le monde, la manière dont les impressions se font en nous, à partir de ce qui n’est pas en nous, mais sans pour autant qu’on puisse affirmer que l’image, en nous, soit la copie de ce dont elle est l’image. Nous avons l’image, et nous devons nous en contenter, parce que voir, ce n’est pas simplement recevoir une forme, mais c’est former une image à partir de ce qui est reçu, sans jamais pouvoir aller au delà de cette image. Ah. Intéressant. L’universel, avant, ne se trouvait que dans le but ultime qu’étaient censés poursuivre les hommes. Et bien sûr, l’européen pouvait alors se considérer comme en avance sur les autres dans cette course à l’universel, avec tout ce que cela comporte de paternalisme avec les autres peuples (or, être paternel, c’est aussi être tutelle, et détenteur des moyens d’organiser l’économie des autres dans l’intérêt du tuteur, bref, ce positionnement n’était tout de même pas sans avantage). Désormais, l’universel serait non plus seulement dans les objectifs de l’humanité, mais aussi dans le rapport le plus simple que chaque être humain entretient avec le monde, puisque la structure que nous utilisons pour le percevoir est, pour tous, la même.
– Ensuite, parce que l’esthétique est ce rapport aux choses qui ne s’établit pas sur l’habituelle valeur de leur utilité (ça, à la limite, des singes en sont capables), mais sur le critère de leur beauté, c’est à dire un facteur qui est simultanément satisfaisant, et néanmoins désintéressé. Or, ce type de jugement pose un gros problème : il possède les caractéristiques contradictoires de la subjectivité, et de l’objectivité. Quand un objet plait, c’est une évidence ressentie personnellement : ça ME plait. D’ailleurs, l’objet (film, musique, tableau, situation, ou objets du monde de manière générale) semble être tendu vers moi, comme un don gratuit, dégagé de tout intérêt. Et pourtant, cette reconnaissance de la beauté d’un objet est ressentie comme devant être universelle. Cela se traduit aussi bien dans l’expérience personnelle que dans la conception abstraite de cette propriété de la beauté : on supporte mal que les autres ne tombent pas sous le charme de ce qui nous apparait comme manifestement beau. Et intellectuellement, la beauté serait réduite à néant, au rang de simple opinion des sens, si elle n’était que personnelle. En ce sens, on peut considérer que le beau dépasse le cadre habituel de la pensée, parce qu’il met celle ci en situation de devoir travailler à l’envers. D’habitude, pour reconnaître tel ou tel objet, on en a tout d’abord l’image (on dira, chez Kant, « le concept »), et ensuite on cherche les objets qui correspondent à cette image. C’est comme ça qu’on peut dire « ça, c’est une Jaguar, ça c’est une Aston-Martin », ou bien « Ca, c’est un blog qui fait des posts trop longs ». Dans le cas de la reconnaissance de la beauté, le processus est tout autre : la beauté s’impose sans qu’on puisse dire pourquoi, pour la simple raison qu’elle ne correspond à aucune image, à aucun concept préalable. je l’ai déjà écrit ailleurs, mais l’expression populaire « ça le fait » est une assez bonne traduction de cette spécificité de la beauté : on perçoit nettement que l’expérience fait quelque chose, sans pouvoir dire quoi. Mieux encore : on perçoit clairement et distinctement que cette expérience produit l’effet qu’elle doit produire, sans avoir la moindre idée de l’effet qu’elle est censée produire. En termes kantiens, ça se dit comme ça : « le beau est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle est perçue dans cet objet sans représentation d’une fin ». On reconnait l’achèvement de l’objet sans disposer d’aucun critère pour permettre d’en juger.
Et c’est normal, qu’on ne puisse pas analyser cet objet comme on le fait pour tous les autres objets : parce que, fruit du génie créateur, il apporte avec lui ses propres critères de jugement, qui ne le précèdent pas, mais le suivent. En somme, l’oeuvre ne peut pas répondre à une attente, puisqu’elle est ce qui déjoue les attentes. Au sens propre, on pourrait dire que la beauté relève de l’inespéré, de ce qu’on ne pouvait attendre pour la simple raison qu’on n’attend que ce dont on a idée. Juliette est belle pour Roméo parce qu’elle est précisément celle qu’il n’aurait pas sélectionnée sur Meetic. Idem pour Jack et Rose. Idem pour Ennis Del Mar et Jack Twist.
Ironie de l’histoire : celui qui vient sauver l’occident est aussi celui qui vient le perdre. Parce que Kant renouvelle le contrat que l’Occident avait signé avec l’universalité. Sauf que désormais, on ne sait plus où elle se trouve, et qu’elle vient nécessairement de là où on ne l’attend pas.
Bien sûr, les héritiers des lumières d’aujourd’hui, qui portent le cheveu mi long et se décrivent comme « penseurs libres » n’attendent qu’une chose, c’est que la beauté apparaisse, comme par hasard, sous la forme qui leur convient. C’est à dire celle qui les conforte sur leur piédestal culturel. Ferry comparant Stravinsky et Michael Jackson, c’est symptomatique : simultanément, et habilement, on fait mine de viser l’universel en désignant Stravinsky comme le génie de ce siècle (et ça parle à tous : l’inculte se dit « ah, encore quelque chose qui m’échappe » (et d’ailleurs, plus Ferry mettra Stravinsky dans son panthéon personnel universalisé aux forceps, et moins le néophyte l’écoutera, Ferry conserve le beurre, l’argent du beurre, met la crémière sur le trottoir, fait payer pour qu’on la regarde, mais elle finit dans son lit parce que personne n’ose y toucher), le connaisseur sait que Ferry est iconoclaste, puisqu’il a choisi la référence problématique du vingtième siècle, celui qui a traversé suffisamment de périodes pour qu’on ne sache pas exactement de quel Stravinsky Ferry nous parle. On désigne donc l’universel, et on en prive la majeure partie de l’humanité. En somme, on adhère bien à l’objectif de cosmopolitisme kantien, mais en croisant les doigts pour que ça n’arrive surtout jamais.
Et on comprend la violence nécessaire ici. Parce que, finalement, que se passe t il avec Jackson ? C’est simple. Jamais une musique et des attitudes n’auront à ce point là réuni les hommes. On peut faire la fine bouche, dire que ce n’est qu’un effet commercial du au marché. Mais on sait que c’est faux. Quand les maisons de disques font en sorte que du Japon au Kansas, on admire Glenn Gould, personne ne vient crier au loup pour désigner le vilain marché qui viendrait uniformiser et mondialiser les sensibilités. Jackson n’est pas plus un produit du marché mondialisé que Bach. A un certain point de vue, Jackson est même plutôt ce qui, par son universalité, aura permis le marché (et accessoirement, sa mort sera le dernier ballon d’oxygène de ce marché là, avant qu’il s’asphyxie pour de bon (et, accessoirement, toute contente de soudain livrer chacun à soi même, l’humanité pourra attendre un moment avant de, de nouveau, communier esthétiquement (mais ce n’est pas très grave, on peut aussi l’unir dans la crainte))). Non, simplement, Off the Wall, et plus encore Thriller sont des formes musicales qui ont « parlé » immédiatement à tous, tout en ne s’adressant à personne. Disons le plus clairement. Cette musique n’était attendue par personne. Les noirs avaient leur musique, (allez, résumons cela sous l’appellation « soul ») leurs circuits pour l’écouter, leurs émission (Soul Train en particulier) pour voir des noirs chanter, et danser. Les blancs avaient leur musique (résumons cela sous l’appellation « rock »), leurs circuits pour l’écouter, leurs chaines de télévision pour voir leur groupe se livrer à leurs performances (MTV tout particulièrement, entièrement dédiée à la musique blanche, exclusivement… jusqu’à ce qu’on sait qui ait l’idée de faire des clips tellement énormes que la chaine n’ait plus le choix, parce que ce marché là était inévitable (là aussi, le marché n’est pas à l’origine de la chose)). Aucun fan de Van Halen n’avait envie de voir Eddie aller jouer le requin de studio pour un chanteur noir. Aucun amateur de soul n’avait envie de voir débarquer Slash des Guns’n’Roses pour jouer un solo dans un album de musique noire. A strictement parler, ces disques auraient du dégouter tout le monde, et si on en avait donné la définition avant de les faire écouter, ils auraient disparu avant le pressage. A strictement parler, aussi, cette musique épouse à la lettre la définition que Kant donne du génie : est génial ce qui n’obéit à aucune règle préalable, ce qui n’est néanmoins pas livré au simple hasard, mais qui apporte, fait reconnaître, et finalement, impose, ses propres règles. Thriller n’obéit à aucune règle connue, ne vise aucun public, se paie le luxe d’être seulement ce qu’une poignée de musiciens venus d’horizons incroyablement différents (jazz pour Quincy Jones, soul pour Jackson, rock fm pour la plupart des autres intervenants) imaginent librement, c’est à dire sans céder complaisamment à leurs propres goûts musicaux personnels. On regrettera évidemment que Boulez ne fut pas dans le studio (on ne le raillera pas, lui collaborait avec Zappa, et c’est bien là LA référence qu’aurait pu citer Ferry s’il voulait trouver une occasion manquée de communion mondiale autour d’une musique (mais bon… Ferry écoutant Zappa, qui y croirait (et puis, il a pris soin de placer dans son intervention son manque de goût pour Boulez, comme ça en douce, histoire de dire que les brebis sont bien gardées, hein, chacun chez soi (mais ça pose un problème, quand on vise l’universel, ce côté « chacun chez soi »)))).
Une musique qui ne vient de nulle part, (au sens où, si quelqu’un vient des quatre points cardinaux en même temps, on va avoir du mal à discerner ses racines (sauf si c’est un rhizome, mais je ne vais pas faire intervenir ici Deleuze, même si on pourrait), que la planète entière accueille corps et âme ouverts à cette expérience nouvelle, qu’elle reconnaît comme satisfaisante, gratuitement (et là, on s’en fout un peu que ça ait créé des bénéfices économiques sans précédent, l’économique n’est ici qu’un épiphénomène; et à tout prendre, Beat It est économiquement plus accessible qu’une représentation du sacre du printemps). Une musique qui n’est pourtant pas à elle même sa propre fin puisqu’elle innerve la majeure partie de la musique produite aujourd’hui, bonne ou mauvaise (et ça va des Justin Timberlake déjà plein de fois cités à Fred Viola, dont la manière de superposer sa propre voie pour former des choeurs me rappelle la manière dont Jackson procède, lui aussi, pour faire accéder sa propre voix, sous les multiples tessitures qu’on lui connait, à l’harmonie. Seul, et multiple à la fois. Lui, et personne), dans des formes parfois reconnaissables, ou bien dans des développements où ne demeure que la libération du corps, le sens du geste, de l’attitude, du souffle, du rythme, de la mise en place, de ce monde sonore qui s’est ouvert grâce à ses productions.
Le problème c’est, qu’évidemment, on ne voyait pas la beauté débarquer d’Afrique, puisque c’est nous qui étions censés la lui apporter. Ironie de l’histoire, qui a l’air d’avoir du mal à passer chez les héritiers officiels d’une pensée dont ils sont, finalement, les traitres (et, comme par hasard, Ferry n’aime pas Picasso non plus. Le jour où je retrouve cet extrait, je le diffuserai, parce que ça vaut le déplacement). La leçon kantienne imposait qu’on arrête d’attendre quoi que ce soit de la beauté. Derrière cet abandon en apparence sans gravité, il y en a un autre qui est politiquement plus gênant : il s’agit d’abandonner l’idée que notre culture soit, a priori, celle qui doive dicter ce qu’est le beau, et celle devant laquelle tout créateur doive s’incliner avant de créer. Jackson a, après Presley (que Ferry préfère, quelle audace !), réintroduit le corps dans l’esthétique, avec toute l’immédiateté que cela implique. Pour autant, il l’a fait en reprenant à son compte les fondamentaux de la musique telle qu’on la conçoit en occident. Cet occident là a trouvé l’occasion de réintroduire une énergie vivante, et vitale, dans ce qui était un corps tellement vidé de sa matière que ce n’était presque plus un corps. Voila le mariage auquel on était convié. Et c’est le genre de demande qui se fait rarement. Bien sûr, derrière ces préférences, traine la question politique. La lecture du livre de Ferry « Homo aestheticus » le montre assez clairement, puisque son propos est entièrement tendu vers une conclusion mettant en avant l’excellence comme élément de jugement majeur. Et, bien sûr, on continue à concevoir cette excellence comme étant, exclusivement, celle de l’esprit, au mépris du corps. C’est d’ailleurs assez drôle, parce que dans la dernière édition du monde diplomatique, on trouve un article savoureux relatant l’ambiance qui règne dans les croisières philosophiques au cours desquelles une population riche et déjà sage du nombre d’années qu’elle a traversées vient écouter messieurs ferry, Julliard, Bruckner et consorts disserter sur leurs sujets favoris (la perte des valeurs, la suprématie de la civilisation européenne, etc etc… A un moment donné, Ferry se livre à ce genre de plaisanterie qu’on tente quand on sent son public acquis d’avance, et il lance, à propos des auteurs qui n’ont pas été invités dans cette sérieuse croisière : « Tous ces Badiou, ces Rancière – pardon… pour moi, c’est des guignols -, quelle vie privée doivent-ils avoir, pour avoir besoin d’une telle compensation dans leur vie publique ? (…) L’intérêt des utopistes révolutionnaires pour le collectif n’est il pas la compensation d’une vie privée médiocre ? » (ça laisse sans voix, hein ?) Retournons l’argument (si on peut utiliser ce mot) : le mépris dont firent preuve Julliard et Ferry pour Jackson (et on voit bien que ça dépasse le simple étonnement devant la mediatisation de sa mort (si ce n’était que cela, on pourrait s’entendre)) n’est il pas du à une impossibilité de participer à cette aisance du corps, à un refus d’aller sur un terrain où tout le monde peut aller, à égalité, et festoyer ensemble, pour la simple raison qu’ils ont la haine du collectif, parce que c’est un danger sans cesse menaçant leurs privilèges (quoique Ferry affirme qu’il ne soit pas riche, tout juste sorti de la suite qui lui est réservée, sur le paquebot qui le paie…).
Il en va de la culture comme des autres biens, pour ces gens là : ils n’aiment pas partager, tout en faisant mine de se plaindre que tout le monde ne reconnaisse pas ce qui constitue, pour eux, des valeurs. A ce jeu là, la culture n’est qu’une arme de plus pour séparer les classes, et rendre un peu plus indignes celles qui n’apprécient pas Stravinsky. Philosophiquement, pourtant, on ne peut que difficilement passer à côté de ce que Kant implique en matière de réflexion sur la culture populaire, bien qu’il soit aisé (on l’a vu), de dédaigner ces questions là pour privilégier un élitisme toujours aisé, puisqu’on met de son côté la complexité des grandes oeuvres, qui permettent de se prendre au sérieux. Pourtant, ce qui est visé, c’est Ferry lui même qui l’écrit, c’est « une pensée esthétique de l’espace public comme espace intersubjectif de libre discussion non médiatisée par un concept, une règle ». Exactement l’inverse de l’appropriation médiatique et idéologique à laquelle il se livre quand il prétend décider, pour tous, de ce qui est beau, selon les concepts qui, sociologiquement, l’arrangent.
J’avais bien quelque chose à dire (à propos du moonwalk bien sûr parce que Kant…) et j’ai voulu relire le texte du jkrsb pour rendre ma réponse plus pertinente et c’est là que je suis tombé sur : « Juliette est belle pour Roméo parce qu’elle est précisément celle qu’il n’aurait pas sélectionnée sur Meetic. » que je n’avais pas vraiment remarqué à la première lecture. Après ça, je me suis dit que tous les mots seraient vains…
Tiens, c’est étonnant ça. Parce qu’en fait, il y a eu plusieurs versions de ce texte, dont les premières, dénuées de ce genre de détail, étaient excessivement écrite avec à l’idée le fait que « Michel va lire ce texte », ce qui n’est pas une bonne manière de procéder. Bon, moi, j’aurais plein de choses à redire sur ce texte aussi, mais en fait, je suis, aussi, assez persuadé qu’au dela du cas anecdotique de M Jackson (enfin, anecdotique, sauf si on reconnait au « marché » quelque chose de « parlant » ou de révélateur quant à ce qui peut unir les hommes), il y a à une piste de réflexion ouverte par Kant. Et bon, des choses classiques écrites sur Kant, on n’en manque pas. Ferry lui même s’en sort plutôt bien, d’ailleurs. Quant à l’usage que Roméo aurait fait de Meetic, je ne sais pas si il y a un critère de tri du genre « descendance de la famille ennemie de la mienne ». Je ne sais vraiment pas… 🙂
La phrase du jkrsb « je me dis que la pensée de Kant a quelque chose à offrir à la culture populaire » m’a plongé dans des abîmes de réflexion à travers la mise en abyme à laquelle elle renvoie implicitement.
Je ne sais pas ce qu’est la culture populaire et, jusqu’à plus ample informé, j’ai des raisons de supposer qu’elle n’existe pas. Je connais la culture prolétarienne, de Maïakovski aux pires dérives de Jdanov et Lyssenko, en passant par Fernand Léger et Louis Guilloux. Je sais ce qu’est un mouvement d’éducation populaire (moi bien que le jkrsb néanmoins !). Mais je ne connais pas de culture particulière que je pourrais qualifier de populaire.
Son existence impliquerait celle d’une autre culture qu’on pourrait qualifier de, je ne sais pas moi, « mondaine », « élitiste » ou de tout autre qualificatif. Et que mettrait-on dans cette culture ? Des trucs et des machins que le populo, le peuple, la plèbe ne seraient pas capable de comprendre ? Une culture à la Ferry ? Tiens justement ça tombe bien, à défaut du moonwalk, c’est un spécialiste de Kant, non ?
Le mouvement ouvrier, dans ce qu’il a de meilleur, a toujours rejeté cette notion. Les mouvements d’éducation populaire ont toujours fait le choix d’ouvrir l’horizon intellectuel de la classe, pas de le limiter à ce qui serait « politiquement correct ». Coupure épistémologique ou pas, Marx se pose clairement comme un héritier de la philosophie allemande, quitte à remettre sur ses pieds ce qui marche sur la tête. Il ne nie pas l’existence de Kant, Feuerbach, Fichte ou Hegel. Il se construit et il construit son travail avec et contre eux.
Nous parlions de Céline naguère. Et nous sommes d’accord pour dire que c’est un élément de culture, indépendamment de la tendance naturelle au vomissement qu’il provoque.
La question qui me paraît en revanche beaucoup plus centrale, c’est l’acculturation grandissante des classes populaires (ça, je suis certain qu’elles existent) : c’était l’apanage (entretenu par la bourgeoisie) du lumpen prolétariat et c’est en train de se répandre de plus en plus. A travers notamment les moyens de diffusion de masse. Un intellectuel, comme Ferry, qu’on pourrait trouver honorable si on ne considérait que ses commentaires sur Kant (on y revient toujours ; je précise que je ne connais de lui que ses commentaires dans l’édition de La Pléiade, je n’ai pas acheté l’amphigouri bernard-henri lévyesque qu’il a produit depuis) est en fait un des acteurs (même s’il est loin d’être le seul !) de cette acculturation. Cet imbécile médiatique participe (avec toute la vermine régulièrement clouée au pilori dans Le plan B) à cette stratégie d’anesthésie de la réflexion. Je renverrai une fois de plus (je radote) à « La télévision » de Bourdieu.
La question n’est donc pas à mon avis celle de l’existence d’une culture populaire, mais celle de la capacité de la classe ouvrière à maintenir tout court un niveau de culture élevé en son sein. Et donc à procéder à l’appropriation de la culture « bourgeoise » comme Marx s’est approprié la philosophie classique allemande.
La bataille pour « La princesse de Clèves » en a été une bonne illustration ces derniers mois !
Pour celles et ceux qui voudraient lire de façon beaucoup plus plaisante ce que j’ai essayé de signifier, je me permets de conseiller un vieux livre de Christiane Rochefort, dont curieusement il existe (au moins) deux versions : ça s’appelle Printemps au parking et ça doit dater de la fin des années soixante. Je ne peux pas être plus précis parce que, bien que possédant ces deux versions, je suis bien incapable de remettre la main sur aucune d’entre elles dans le merdier de moins en moins organisé de ma bibliothèque !
Et pendant que vous y serez, je suis certain que vous serez incapable de ne pas continuer avec « Encore heureux qu’on va vers l’été ».
Voila qui donne fort envie de lire ce livre, ainsi que ce que Christiane Rochefort a pu écrire d’autre. NB, si j’ai bien compris, s’il existe deux versions du livre, c’est que l’une d’elles est accompagnée d’un supplément portant sur la rédaction et la publication de ce roman, tant il semble avoir causé de troubles lors de sa parution. Et je recevrai dans quelques jours quelque chose à propos de ça, dont je tirerai quelque chose ici même (que de « tension dramatique » !!!).
Pour ce qui est de la culture populaire, au sens où tu la définis, je serais d’accord pour considérer le concept comme inopérant. Et cependant, il me semble légitime, peut être provisoirement, non pas au sens de « culture pour les pauvres d’esprit », mais au sens de « ce que l’élite regarde systématiquement de haut, soit parce que c’est un produit du « marché », soit parce que c’est ce autour de quoi le plus grand nombre se rassemble.
Disons la chose autrement :
Bien sûr qu’à divers titres, mon but n’est pas, ni ici, ni ailleurs, que chaque individu que je croise reste béatement, le casque sur les oreilles, le mode « repeat » sélectionné, en train d’écouter « Beat it » en boucle, en considérant qu’il a atteint là le summum de ce qui peut être éprouvé dans sa vie terrestre (dans sa vie, en somme). Cependant, il y a au moins deux manières d’envisager ce mouvement de dépassement : soit je considère que Jackson, c’est juste une sorte de bouillie musicale ayant pour objectif de gaver les esprits dans lesquels souffle, sans rencontrer aucun obstacle, le vent de la déculturation, sous les simples pretextes évoqués plus haut (1 – ce type s’est quand même fait de sacrées gonades plaquées de métal précieux en vendant ses galettes musicales, ce qui rend la chose un peu douteuse – 2 – tout le monde semble apprécier, et nous qui écoutons Debussy et Stravinsky, nous savons que Jackson n’est pas exactement le summum de ce qui peut s’entendre). Ou bien on envisage la culture davantage comme un mouvement que comme une cartographie installant des frontières entre les monts, merveilles et marécages de ce que l’homme fait.
En fait, je veux bien qu’on renonce au concept de « culture populaire ». Mais alors, deux problèmes se posent : est ce que, dès lors, on peut encore prendre en compte cette musique, ce cinéma, cette littérature qui se définissent eux même comme « pop » (je reviendrai au sens que peut avoir ce mot), l’abandon du concept n’induit il pas la cécité face à « quelque chose » autour de quoi se rassemblent des esprits qu’on doit alors considérer comme vidés de leur substance. Et secondement, peut on, en même temps, refuser le concept, et cependant considérer qu’il y a quelque chose dont il faudrait se détourner, parce que ce serait suspect d’amener le « public » là où on pense qu’il vaudrait mieux qu’il n’aille pas ?
Mais ça manque de clarté. Je vais dire les choses autrement : à mon sens, la culture est un mouvement. En tant qu’objet, elle ne m’intéresse qu’en tant qu’elle se meut, qu’elle change, qu’elle ne se pose jamais là où elle se trouve en regardant ce lieu comme l’objectif qu’il fallait avoir atteint. En tant qu’homme cultivé, pour autant que je le sois, je considère aussi ma propre culture comme un mouvement, un ensemble de tensions qui génère une forme de vie que j’appelerais assez volontiers « spirituelle », et qui me mettent moi même en mouvement, parfois, finalement, assez physiquement. Dès lors, je ne conçois pas la culture comme étant un espace structuré selon des frontières franches entre des objets dont on aurait établi une hiérarchie définitive, et absolue.
L’homme fait des choses. On sait bien, nous autres, que certaines peuvent être regardées avec soupçon, et on peut s’inquiéter de voir le plus grand nombre se complaire au contact de ce que nous produisons de plus suspect. Et bien sûr, si je convoquais les quelques lecteurs quotidiens de ce blog pour leur dire « hey, écoute Michael Jackson : il n’y a rien qui puisse dépasser cette expérience », alors on pourrait sans doute, tout simplement, ne plus venir, et je pourrais, tout aussi bien, considérer que j’ai tout dit, et que je peux m’arrêter là. Mais je ne dis justement pas cela.
A mon sens, la culture est une. Ca ne veut pas dire que tout se vaille; mais de cette absence d’égalité, je ne suis pas sûr qu’on puisse produire des excommunications.
Dès lors, l’erreur me semble se trouver autant chez ceux qui, depuis les sommets culturels officiels que sont les « valeurs sûres », jamais tout à fait suffisamment sûres pour être reconnues de tous (puisque, précisément, le simple fait qu’elles soient soudainement reconnues universellement suffirait à ce que les élites qui en faisaient la promotion les rejettent soudainement (et c’est bien là le mensonge des promoteurs actuels des « lumières », qui ne tendent la lampe torche qu’en faisant en sorte d’aveugler les autres, pour s’assurer de conserver hors de portée cette fameuse lumière dont ils pourront ensuite déplorer que les « autres » la « refusent »), l’erreur me semble donc autant du côté de ceux qui considèrent que des pans entiers de ce que l’homme fait sont simplement méprisables, que du côté de ceux qui n’envisagent la « véritable » culture que sous ses formes les plus simples, les plus évidentes, les plus faciles d’accès, les plus immédiatement « parlantes ».
Dès lors, si je devais paraphraser Mulder et Scully, je dirais que la culture est « ailleurs », et le grand problème avec Ferry et la tribu de ceux qui lui ressemblent, c’est qu’ils se comportent comme des parvenus culturels, des notables qui ont fait de ce qu’ils savent une rente, un investissement aussi solide et immobile que la pierre, une citadelle conçue pour être inaccessible, et pour permettre de regarder le reste du monde de haut.
Et pour prendre les choses sous un angle personnel, je dirais la chose de manière encore plus simple : j’ai bénéficié de cours de musique, depuis le plus jeune âge. J’en ai pratiqué beaucoup, sous des formes aussi sophistiquées que la musique officiellement classique, ou moins sophistiquées, comme la fanfare municipale, ou bien encore plus dégradées (les braillements dans ces salles de bain qui procurent une si épatante réverbération). Arrivé à 13 ans, j’avais donc quelques notions de musique, de solfège, d’histoire de la musique. Et pourtant, quand j’ai découvert Michael Jackson un soir dans une émission de Drucker (oui, je sais…), malgré l’opportunisme du présentateur, qui me donnait accès à ce que beaucoup avaient, auparavant, déjà rencontré, et ne m’y donnait accès QUE parce que c’était déjà couronné de succès, j’ai senti que quelque chose de spécial se passait dans ma trajectoire, et que ça dérapait. Et ça m’a mis en mouvement, parce que ça m’a réveillé de mon sommeil dogmatique : Dorénavant, je ne recevrai plus la musique, ni rien d’autre, de l’abreuvoir familial ou professoral, aussi bien intentionné fut il. J’irai chercher moi même. Je ne sais pas si d’autres expériences musicales auraient pu produire quelque chose de semblable. A y regarder de près, il y avait là quelque chose qui croisait tellement de cordes que je pensais parallèles, à l’infini, que soudainement, mes repères de gamin ont été à leur tour mixés, et que j’ai réalisés que les repères selon lesquelles on structurait de l’extérieur ma culture pouvaient être pris en main, déplacés, et que dorénavant, je ferais en sorte de ne pas les visser trop définitivement dans le paysage confit dans lequel j’avais jusque là lentement pris racine. La gestuelle jacksonienne, l’utilisation du souffle, du râle dans la mise en place musicale m’ont littéralement réveillé. L’erreur aurait été de demeurer dans cette expérience particulière, et de la reproduire ad libitum, comme ces chansons « populaires » qui n’en finissaient jamais, disparaissant à l’horizon sonore sous la forme de ce fameux fading out qu’on utilisait en ces temps là (invention géniale, d’ailleurs, quand on y pense). Et je suis tombé quelques temps dans cette erreur là. Mais le moteur n’a pas calé, et la propulsion, même si elle utilise aujourd’hui d’autres carburants, n’est jusque là pas achévée. je ne suis pas certain que cette mise en mouvement soit particulièrement glorieuse. Sans doute quelques préados ont ils eu des mises en mouvement beaucoup plus avouables. Mais, même si je sais que tout ne se vaut pas, ce qui m’intéresse, ce sont les mises en mouvement. Et du point de vue du boulot, c’est, à la limite, mon seul objectif : cerner chez ceux qui sont en face de moi, quel détail dans le parcours peut servir de levier pour la propulsion. je peux, aujourd’hui, mépriser les jacksonneries. Les raisons ne manquent pas de le faire, on pourrait même dire que le personnage tendit le baton pour qu’on le bastone. Mais, professionnellement, je peux difficilement mépriser ces expériences esthétiquement soit-disant mineures, ou trop proches du « marché » pour ne pas provoquer de froncement de sourcil suspicieux, parce que je sais que parfois, c’est là que quelque chose se passe. Et ce n’est même pas exclusivement professionnel : c’est véritablement de cette manière que mon cheminement se fait. Sans fierté particulière, mais sans générer aujourd’hui de honte excessive.
Mais, en fait, sur le fond, il ne me semble pas que nous soyons en si profond désaccord. Sans doute suis-je trop relâché vis à vis des produits du « marché », et que je les regarde parfois avec une baisse de la garde qui peut être considérée comme coupable. Mais là aussi, je suis un peu persuadé que même en sachant ce que ça vaut sur la forme, quelque chose échappe au marché lui même dans ce qu’il croit produire de manière contrôlée.
Commentaire trop trop long… Mais je n’ai pas le temps de le raccourcir ! Mille excuses…
Très intéressant ton commentaire !
Sur l’idée de « culture populaire », personnellement, il me semble que celle-ci ne peut s’envisager qu’en tant qu’elle serait revendiquée, comme telle, par des groupes d’individus. Ajouter un épithète au terme de culture conduit apparemment à poser des frontières, à créer des cantons, et finalement à la diffracter ou à la fractionner. Et, je ne sais ce que vous en pensez, mais j’ai bien l’impression qu’aujourd’hui la majeure partie des êtres humains façonnent, presque à la carte, leur propre culture, en butinant de ci de là ce à quoi le hasard, et/ou le goût, et/ou l’éducation, et/ou la mode (etc.), les portent. A l’époque actuelle, la personne considérée comme véritablement cultivée n’est elle pas ce polymathe culturel qui, en tant qu’itinérant et passeur de pseudo-frontières, sait embrasser et réunir dans un même tableau ce qui dans le paysage ambiant semblait opposé et inconciliable ?
Autrement dit, comme on peut parler, de nos jours, de délitement des « classes sociales » en une vaste tambouille composée de cellules autonomes et souveraines (extrême qui n’est pas, je tiens à le préciser, mon propre point de vue), la possibilité d’opérer des classifications, des regroupements, n’a-t-elle tout simplement pas disparue ? Tous les fans de Michael Jackson en sont-ils fans de la même manière ? Et une partie d’entre ces fans n’est elle pas également fan de rap, et, pour quitter l’univers musical, d’Henry Miller ?
Si bien-sûr il arrive que des myriades d’esprits en viennent à se cristalliser autour d’événements comparables et particuliers, cela suffit-il à conclure de leur homogénéité, sans pour autant qu’on doive alors, si non, les considérer comme « désubstantialisés » ? Pour filer la métaphore de X-files, « la substance est ailleurs »… et peut être est-elle la cause et l’effet du mouvement que tu as décris, mouvement qui encore me semble caractéristique, à des degrés divers, de l’époque dans laquelle on vit. Mais je ne t’ai sans doute pas bien compris sur tous les points !
1 – A propos de Miller, bonne nouvelle, je l’ai retrouvé, pas du tout où je le pensais, sur une étagère de bibliothèque où je ne l’aurais pas cherché.
2 – Je ne suis pas très sur de me comprendre moi même, quand je me relis, mais tout de même, on sent bien où ce rapport apparemment très individuel que nous semblons avoir, aujourd’hui, à la culture commence à poser problème.
Tout d’abord, il n’est pas sûr du tout qu’il soit autonome : que la culture soit le fruit d’une éducation, ou d’une mode, ou même simplement d’une époque, aussi fragmentée qu’elle semble être, elle n’est tout de même qu’un phénomène dont le « cultivé » n’est pas l’auteur. De plus, reconnaissons que la culture est devenue un marché, auquel participe parfois le secteut éducatif lui même, ce qui rend suspectes les adhésions et les rencontres apparemment spontanées. En tous cas, conçue ainsi, la culture n’est rien de plus qu’un contenu reçu, et assimilé comme tel avant d’être reproduit aux « héritiers », et chacun reçoit, et transmet ce qu’il est censée recevoir, et transmettre. J’ajouterais, mais on le voit nettement, que l’apparence de diversité culturelle n’est le plus souvent qu’un leurre qui est d’autant plus efficace qu’il satisfait aussi bien le consommateur qui se croit unique que le producteur qui refourgue à bon prix un ensemble qui ne se différencie que par de menus détails hypertrophiés pour qu’on en fasse une affaire d’état, et un soi-disant style de vie.
Mais admettons que la diversité existe bel et bien, et qu’on façonne chacun, dans son coin, sa propre culture. Cela ne rendrait que plus nécessaire l’établissement d’un accord autour de ce qui pourrait et devrait être reçu par tous comme « vrai ». Parce que si la culture est ce domaine au sein duquel se cultive la vérité, alors la dissolution de la pensée dans la multiplication d’énoncés cherchant, chacun, la singularité rendrait tout discours vain, vaniteux et égocentrique (c’est d’ailleurs la « légère » limite du blog, limite heureusement dépassée par les quelques commentateurs qui évitent au maître des lieux de considérer ce media comme le simple transmetteur d’une pensée qui serait trop facilement satisfaite d’elle même (et elle l’est parfois !)).
La culture est alors, quand elle se libère des modes et des dogmes (des dogmodes ?), ce jardin dans lequel on jardine soi même une terre commune, afin d’y récolter des fruits partageables. Il me semble bien que dans l’espace public ouvert par l’esthétique, chez Kant, il y a un chemin de ce genre. Et il me semble bien que, plutôt qu’une esthétique d’enfermemt sur sa propre sensibilité, cela réclame au contraire l’ouverture à la sensibilité des autres, dans un dialogue commun visant un accord jamais tout à fait obtenu.
En fait, le seul accord, c’est la volonté du dialogue, l’engagement dans le mouvement, l’acceptation du déséquilibre personnel qui met en branle la pensée, pas la conclusion de ce dialogue, et moins encore les certitudes préalables des opinions personnelles, y compris chez ceux qui peuvent, de manière justifiée, se prétendre cultivés.
Moi je me sens d’accord avec tout ça ! La seule phrase qui me pose problème est la suivante: « Cela ne rendrait que plus nécessaire l’établissement d’un accord autour de ce qui pourrait et devrait être reçu par tous comme “vrai” », pourquoi ? Si l’on ne devait admettre qu’une « culture vraie », cela ne la réduirait-elle pas à peau de chagrin ? Et comment établir la vérité ou la fausseté d’un élément d’ordre culturel ?
O tempora, o mores ! A une époque, on rencontrait Dieu derrière un pilier de Notre Dame ou à Chartres, je ne sais plus (ma culture fout le camp, on dirait). Et maintenant, on a la révélation de Michael Jackson en regardant une émission de Michel Drucker. Ce qui peut conduire à la conclusion qu’on a les icônes que l’époque mérite, avec des résultats similaires en termes d’aliénation. MJ en opium du peuple, le concept n’est finalement pas nouveau. Mais tant qu’à fumer, je préfère encore que ce soit du Claudel !
Je ne crois pas avoir écrit que Jackson ait été l’OBJET d’une quelconque révélation, mais plutôt qu’il fut le media initiateur d’un mouvement.
En somme, il n’est pas Dieu, mais plutôt le pilier dans l’Eglise dont Drucker est le prêtre.
Je pensais que sur ce point au moins, j’avais réussi à être à peu près clair. Je crois que je me suis trompé ! Mais ce n’est pas très très grave, finalement.
Eh bien on va dire que volontairement ou involontairement je m’étais aveuglé. Je n’avais pas voulu voir ou imaginer le jkrsb en sectateur d’une église dans laquelle Drucker pourrait avoir un rôle…
Je fais court, mais c’est surtout à cause du clavier exotique (genre Mittel Europa penchant franchement à l’est) et de la fumée de tabac dans le cybercafé. Mais tout va bien : je n’ai pas eu à utiliser de c cédille !
Je retire mes questions, écrites hier soir dans la précipitation, quelques minutes avant que lulu ne devienne baby-sitter…
Michel, tu sais bien qu’on ne choisit jamais son Eglise, et que les seuls véritables choix consistent à en sortir. Autant dire que la règle vaut particulièrement pour ceux qui ont besoin d’un pilier de Notre Dame pour avoir une quelconque révélation.
Il m’a toujours semblé que s’il fallait chercher du Dieu dans ce monde, c’était en les hommes qu’il fallait scruter. Et je me méfie de ceux qui cherchent ailleurs, surtout derrière les piliers.
Bon, parfois, je crains d’avoir tendance à chercher cela chez les hommes où c’est le moins discernable, et peut être qu’avec MJ, j’ai poussé le bouchon un poil loin.
Mais, à ce jeu là, j’ai quand même l’impression qu’à défaut de dieu, on trouve au moins des hommes. Et dans les moments où je ne suis pas trop désabusé, je me dis que c’est peut être déjà ça.
Bonne formule pour désigner Dieu, d’ailleurs : Dieu, c’est déjà ça.
Et merci pour Chistiane Rochefort. Sans l’avoir lue (mais c’est pour demain), je sais déjà qu’elle a réussi à mettre en mot des choses que je n’aurais su exprimer moi-même.