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Pour ceux qui entendraient vraiment dans le désaccord inaugural du dernier album de Dépêche Mode un son issu de l’univers (c’est à dire, un son universel), et qui trouveraient que ça sonne bigrement comme un ensemble de sirènes d’alerte, peut être sera t il bénéfique de prêter l’oreille à une proposition bien plus radicale encore :
Biosphère est le pseudonyme utilisé par Geir Jenssen, musicien norvégien officiant dans ces fascinants domaines musicaux que sont l’ambient, ou le field recording, pour ne citer que deux noms permettant de situer son travail. Plus précisément, on pourrait dire que Biosphère propose un sound design pour le monde tel qu’il se présente à nous, et peut être tel que nous le faisons. Plus fortement encore, on peut affirmer que, comme le disait Wilde, ce musicien compose les structures sonores que le monde se plait ensuite à imiter, puisqu’une fois entendues dans ses productions, on se surprend à reconnaître ces montages sonores dans la « vraie vie ». Nombreux sont ceux qui voient dans l’ambient une manière de créer des paysages sonores, aussi appelés « soundscapes ». Si on peut ainsi parler de la création d’un espace grâce aux fréquences sonores, et d’une proposition de déplacement dans ce paysage, alors Biosphère en est un des démiurges. La qualité des fréquences, le choix des textures, l’assemblage fluide, dans lequel chaque couche sonore s’emboite à l’ensemble aussi précisément qu’une navette spatiale s’arrime à la station internationale, tout conspire à produire un univers si proche de ce que nous appelons familièrement la « nature », et pourtant si loin des évocations stupides qu’on en effectue d’habitude (et je ne vais pas pousser plus loin la question, parce qu’étant donnés les codes selon lesquels je valorise ici le travail de Jenssen, Vivaldi lui-même et ses quatre saisons horripilantes de réalisme mimétique envers la fameuse « nature » pourrait en faire les frais, et comme paraît-il, la chose est quasi-sacrée…) quand il s’agit pour l’espace musical de se confronter au cosmos dont il fait vibrer la matière. C’est que la nature n’est pas ici séparée de ce qu’en font les hommes. C’est ainsi à un univers habité que convie cette mise en scène sonore, dans lequel on croise des voix, des signes de présence humaine, loin de ces univers éthérés auxquels l’ambient nous a trop souvent habitués, au milieu desquels on pourrait juste se planter pour hurler en vain « anybody outhere ??… ». Ici, c’est un petit monde aux forces tectoniques pourtant considérables : en pleine ville, sur le quai du métro désert, le casque diffuse ces ondes, qui semblent aptes à faire trembler le quai lui même, transformant le corps en cathédrale, gros transfo à forces telluriques, les tennis solidement plantées sur le béton, les neurones en vibration, créant à eux seuls un monde selon les principes qu’avaient déjà décrits les épicuriens en leur temps : vibrations, collisions, création.
Dans Shere of No Form, extrait de l’album Substrata, ce sont les cornes de brumes qui, dans le brouillard du monde, nous permettent de tracer les limites de l’environnement, sur le principe radar de la perception de la réverbération. La nostalgie nous tient, mais il ne s’agit pas pour Jenssen de nous poser au milieu de la banquise, à écouter béatement les baleines et à se laisser hypnotiser par les aurores boréales. S’il faut à ce point trouver des repères, cerner les falaises autour du brise glace, c’est bien qu’un mouvement est en projet. Au moment où les sirènes se mettent à beugler, on sait qu’il faut prendre le sac à dos, et partir. C’est là le départ qu’on sait sans retour, l’exode hors du monde tel que nous le connaissons pour une forme nouvelle, encore inconnue. Et si la musique n’est que formes, alors Biosphère est une illustration de plus du principe selon lequel, d’après Paul Klee, le monde actuel n’est pas le seul monde possible. Bonne nouvelle.
« L’ambient » j’aime déjà beaucoup (du moins le peu que j’en connais), et c’est la première fois que j’entends parler de « field recording », le mélange des deux a l’air saisissant ! Merci pour cet extrait.
Il faudrait que je fasse un article d’exposition du field-recording, qui est une des branches stimulantes de la musique actuelle, mélange des possibilités des technologies plus ou moins récentes (l’enregistreur qu’on peut emmener partout), de recherches anthropologiques (une grande partie des disques classés dans cette catégorie proviennent de recherches en sciences humaines, et sont de « simples » documents sonores sur les musiques populaires (on pense à Alan Lomax, en particulier, dont l’écoute constitue une exploration à part entière), et une certaine manière d’utiliser en musique le principe du ready-made : les formes sonores sont déjà là, autour de nous, ne réclamant qu’à être saisies. Peu à peu, l’écoute de ce secteur là de la musique conduit à être à l’écoute du monde de manière plus active, plus perspicace. Et curieusement, cette musique conduit à en écouter moins, à poser parfois le casque pour remettre les oreilles dans le flux sonore du monde, qui devient musique. Mais je développerai cela !