C’est toujours intéressant de surveiller des épreuves de baccalauréat, surtout dans des disciplines qu’on n’enseigne pas soi même. Ainsi, il y a quelques jours j’ai eu le plaisir de distribuer à une trentaine de futurs candidats à ce diplôme censé être décerné à 80% de leur classe d’âge des sujets d »histoire – géographie, au sein desquels se trouvait une bien alléchante proposition d’étude d’ensemble documentaire (oui, c’est l’intitulé de l’un des sujets) : Comment s’organise le monde depuis 1991 ? Vous allez comprendre, si vous liser ce qui suit, que je serais curieux de savoir comment on peut répondre à une telle question, aujourd’hui.
Vaste programme, comme dirait l’autre, et on imaginait tout un tas de manières de traiter cette question, dont toutes ne seraient sans doute pas reconnues comme satisfaisantes par les commissions d’entente et d’harmonisation. Mais, justement, pour éviter les dérapages considérés comme idéologiques, le sujet était accompagné, et ça justifie l’intitulé de l’exercice, d’une série de textes permettant aux candidats d’avoir quelque chose à dire. L’un des textes m’a un peu sorti de ma vigilance de surveillant d’épreuve (enfin, « surveillant », c’est beaucoup dire : les élèves vont tricher dans les chiottes avec leur portable, et il semble difficile d’y faire quoi que ce soit, ce qui contribuera, ça tombe bien, à rendre l’épreuve absurde, inégalitaire, obsolète, et à en accélérer l’abandon) : ce texte portait un titre, « la doctrine américaine », il était écrit par Aymeric Chauprade. Ah, bon, dommage, on ne met pas la biographie des auteurs des textes à commenter dans les sujets; ça aurait donné quelque chose de bien intéressante : Aymeric Chauprade est un politologue et géopoliticien français, souverainiste, soutien de Philippe de Villiers (en 2004, mais pas en 2007), intervenant régulier sur radio courtoisie, bref, en gros tout ce qu’on aime. Mais ne boudons pas notre plaisir : après tout, parfois, ce genre de personnes peut parfois analyser certains phénomènes géopolitiques de manière assez éclairante, puisque finalement on peut parfois partager nos ennemis politiques avec ceux qui sont aussi, et même plus encore, nos ennemis (ceux qui ont connu l’extrême gauche le savent bien, ça, hein ?). Bref, Aymeric Chauprade propose, dans un article intitulé « Etats unis, Russie, Chine, guerre pour le pétrole », une analyse assez intéressante, même si elle ne fait que mettre en ordre des idées qui ne peuvent que nous traverser l’esprit; cette analyse a tout de même pour intérêt d’avoir été écrit en 2003, ce qui permet de regarder « ce qui se passe » sous cette lumière, après coup bien intéressante. Voila donc ce qu’affirme cet article :
» Mais pour l’Amérique, le pétrole n’est pas simplement une variable économique déterminante pour la croissance américaine et pour le dollar. C’est une ressource dont la planète manquera au milieu du nouveau siècle. […]
De ce constat, l’Amérique tire deux conclusions : d’abord, puisqu’il n’y aura pas de pétrole pour tous dans quarante ans, il faut dès maintenant s’assurer de la satisfaction de ses besoins futurs en contrôlant politiquement les zones de production ainsi que les routes d’acheminement. Ensuite, le contrôle du pétrole mondial permettra de peser sur les futurs rivaux et plus particulièrement sur le seul adversaire capable de remettre en cause la suprématie politique et économique des Etats-Unis à l’horizon du demi-siècle, la Chine. Car c’est bien l’émergence de la Chine qui menace de remettre en question, à l’horizon 2020, la domination américaine dans la région Asie-Pacifique, et par voie de conséquence dans le monde entier. […] Et avant 2020, on s’attend que 80 % de la production du Moyen-Orient aille en direction de l’Asie. Cela signifie que dans les années à venir, le monde islamique pourrait avoir intérêt à se rapprocher de la Chine au détriment des Etats-Unis.
Précisément, la montée des forces islamistes antioccidentales dans le monde arabo-musulman fait craindre aux Américains un tel retournement. […] Le choc du 11 septembre a permis aux Etats-Unis de désigner un successeur à l’internationalisme soviétique défunt : l’internationalisme islamique […] et d’avancer leur pions dans la partie d’échecs jouée sur le long terme avec Pékin. […] En Afghanistan, ils ont obtenu un partage d’influence avec les Russes dans la zone caspienne et ruiné les efforts chinois en faveur d’un partage sino-russe de l’Asie centrale. Moins de deux ans après, ils ont pris le contrôle de l’Irak et de son potentiel pétrolier. […]
Si l’Amérique fait la guerre pour le pétrole (Afghanistan et Irak), c’est donc davantage pour en priver ses adversaires que pour le consommer elle-même. »
Aymeric CHAUPRADE, « États-Unis, Russie, Chine : guerre pour le pétrole ! », L’Histoire, n° 279, septembre 2003.
C’est cela même, non ? Certes, on est suffisamment paranoïaques pour se dire que ce genre d’analyses nous brosse un peu trop dans le sens du poil. Cela dit, même si on prend plaisir à voir décrit un processus qu’on voit tellement se mettre en place sous nos yeux, et même si la prudence impose de se méfier des idées qui nous séduisent, on peut tout de même se rassurer ici en se disant que puisque ça vient du camp ennemi, on n’est peut être pas uniquement dans l’adhésion idéologique, mais bel et bien dans la description d’un mécanisme, et ce d’autant plus que ce mécanisme est bien plus vaste que cette histoire de pétrole, qui n’est qu’un symptôme parmi d’autres.
Mais justement, si ce n’est qu’un symptôme, c’est qu’on doit pouvoir trouver des descriptions plus larges du phénomène. Et à vrai dire, en lisant ce texte du haut de mon estrade tout en surveillant cette classe planchant sur l’organisation du monde depuis 1991, c’est un texte de Michel Foucault qui m’est revenu, extrait de Les mots et le choses, dans lequel ce duel collectif autour de la rareté est au coeur même de la manière dont l’homme existe. Foucault y décrit le lien qui existe, nécessairement, entre le développement du travail et la mort, qui est ici décrite comme ce qui surplombe l’homme, toujours :
« Le travail en effet c’est-à-dire l’activité économique n’est apparu dans l’histoire du monde que du jour où les hommes se sont trouvés trop nombreux pour pouvoir se nourrir des fruits spontanés de la terre. N’ayant pas de quoi subsister, certains mouraient, et beaucoup d’autres seraient morts s’ils ne s’étaient mis à travailler la terre. Et à mesure que la population se multipliait, de nouvelles franges de la forêt devaient Être abattues, défrichées et mises en culture A chaque instant de son histoire, l’humanité ne travaille plus que sous la menace de la mort: toute population, si elle ne trouve pas de ressources nouvelles, est vouée à s’éteindre; et inversement, à mesure que les hommes se multiplient, ils entreprennent des travaux plus nombreux, plus lointains, plus difficiles, moins immédiatement féconds Le surplomb de la mort se faisant plus redoutable dans la proportion où les subsistances nécessaires deviennent plus difficiles d’accès, le travail, inversement, doit croître en intensité et utiliser tous les moyens de se rendre plus prolifique. Ainsi ce qui rend l’économie possible, et nécessaire, c’est une perpétuelle et fondamentale situation de rareté: en face d’une nature qui par elle-même est inerte et, sauf pour une part minuscule, stérile, l’homme risque sa vie. Ce n’est plus dans les jeux de la représentation que l’économie trouve son principe, mais du côté de cette région périlleuse où la vie s’affronte à la mort. »
Michel Foucault – Les mots et les choses, Gallimard, P. 268-269
Problème : si le principe est plus profond, plus général, plus constant que ce que notre actuelle crise nous fait vivre, y a t il un espoir ? Bonne question, à laquelle on se gardera de répondre. Mais plus on en lit sur notre crise, plus on perçoit nettement que ce n’est, bien sûr, pas la première, et que cette fois comme à chaque fois, on nous promet la mort si on n’accepte pas, pour nous sauver tous, des compromis dont nous ne bénéficierons pourtant pas. Disons le autrement : toutes les crises sont des situations permettant de mettre en oeuvre des politiques radicales. Qu’on lise, si on veut faire court et synthétique, Ignacio Ramonet dans « Le krach parfait », ou qu’on lise, si on veut faire nettement plus long, Naomie Klein dans son Stratégie du choc (d’ailleurs abondamment cité par Ramonet), toutes les expériences passées le montrent, les crises sont des aubaines politiques; à tel point que si elles n’existaient pas, on pourrait être tenté de les inventer de toutes pièces. Cependant, ce que semble dire Foucault, c’est que c’est le principe même de l’avancée des sociétés dans le travail et la technique ; sans la rareté, sans la menace de disparition, l’homme ne travaillerait pas. Apparemment, c’est sans espoir.
A ceci près que ce que Foucault désigne ici, c’est une certaine organisation de la pensée, qui est typique d’un temps, et d’un certain développement de la civilisation au cours duquel on pensait l’homme comme achevé. Economiquement, ce qui est décrit ici est la conception du travail et de l’exploitation des ressources telle qu’on la trouve construite chez Ricardo, autrement dit au 18è siècle, c’est à dire en des temps où on pensait l’homme de manière finie. D’ailleurs, c’est bien aux limites de cette pensée que Foucault s’intéresse dans ce chapitre, alors qu’on commence à comprendre que tout cela peut avoir, quand même, des perspectives. Cependant, ces perspectives, ce sont celles de la fin d’un monde. C’est même le moins qu’on puisse dire, puisqu’il s’agit carrément de la fin de l’homme tel que nous le connaissons. Prenez l’expression qui précède au pied de la lettre : tout, dans ce que nous vivons actuellement, s’articule autour de l’idée que l’homme est un objet que nous connaissons. Regardez nos problèmes actuels, et demandez vous si, par hasard, ils ne viennent pas de ce que nous sommes allés au bout de cette logique; en d’autres termes, si l’homme doit être considéré comme un objet offert aux sciences qui tentent de le connaître, alors on a peut être fait le tour de la question, l’histoire est sur ce point achevée. Autant dire qu’on n’ira pas plus loin dans le processus, et que notre mode de vie est tout simplement en train de mourir d’épuisement.
A partir de là, peu importe, à la limite de savoir si tout ceci est organisé ou pas. Même si certains hommes sont victimes d’autres hommes, on en est au point où ce n’est pas en se retournant contre les hommes qu’on va trouver une sortie. C’est contre la vision que nous avons de l’homme lui même, y compris contre les espoirs qu’on a pu placer dans cette figure qu’il s’agit de se retourner. Autant dire qu’à ce compte là, ce sont toutes les pensées du moment qui tombent. Bayrou et son humanisme chrétien ? Paralysé devant un monde qui n’est, génial sarcasme, que le développement concret de cette image de l’homme rationalisé à laquelle il adhère (mais, dans sa position apparemment en retrait, il y adhère à ce moment où elle ne pose pas problème, mais ce n’est que reculer pour mieux sauter), les héritiers de Marx ? Anéantis car ils voient leur ennemi disparaître, et avec lui sa raison d’être (symptomatique, de voir Besancenot se mettre à se taire, alors qu’il crée ce nouveau parti, alors que ceux qui n’ont pas compris comment ça marche pourraient croire qu’il a gagné, mais justement, c’est pas comme ça que ça fonctionne; Foucault le dit en deux lignes juste assassines comme il sait le faire : « Le marxisme est dans la pensée du XIXème siècle comme un poisson dans l’eau : c’est à dire que partout ailleurs, il cesse de respirer ». On ne pourrait pas mieux dire : bien qu’hyper oxygénée par Sarkozy, l’extrême gauche étouffe dans ce qui est en train de se dessiner, parce que les indignations sont devenues trop évidentes pour en faire des mots d’ordre spécifiques, parce que l’ennemi qui fondait la lutte s’effondre : « Leurs débats ont beau émouvoir quelques vagues et dessiner des rides à la surface : ce ne sont tempêtes qu’au bassin des enfants ».
Alors, la porte ? Changement de paradigme. Au moment de conclure sur Ricardo, Foucault écrit cela :
« La grande songerie d’un terme de l’Histoire, c’est l’utopie des pensées causales, comme le rêve des origines, c’était l’utopie des pensées classificatrices.
Cette disposition a été longtemps contraignante; et à la fin du XIXe siècle, Nietzsche l’a fait une dernière fois scintiller en l’incendiant. Il a repris la fin des temps pour en faire la mort de Dieu et l’errance du dernier homme; il a repris la finitude anthropologique, mais pour faire jaillir le bond prodigieux du surhomme; il a repris la grande chaîne continue de l’Histoire, mais pour la courber dans l’infini du retour. La mort de Dieu, l’imminence du surhomme, la promesse et l’épouvante de la grande année ont beau reprendre comme terme à terme les éléments qui se disposent dans la pensée du XIXe siècle et en forment le réseau archéologique, il n’en demeure pas moins qu’elles enflamment toutes ces formes stables, qu’elles dessinent de leurs restes calcinés des visages étranges, impossibles peut-être; et dans une lumière dont on ne sait pas encore au juste si elle ranime le dernier incendie, ou si elle indique l’aurore, on voit s’ouvrir ce qui peut être l’espace de la pensée contemporaine. C’est Nietzsche, en tout cas, qui a brûlé pour nous et avant même que nous fussions nés les promesses mêlées de la dialectique et de l’anthropologie. »
Foucault – Les mots et les choses, Gallimard P. 275
Enfin, quelqu’un qui tire les conséquences de Nietzsche. A lire cela aujourd’hui, on a l’impression que le vingtième siècle n’a tout simplement pas existé, ou bien que les hommes l’ont vécu sans avoir vraiment été là, comme aux abonnés absents. Sonnés. Autant dire que tous ceux qui ont pu écrire, collectivement (il fallait bien se mettre à plusieurs pour offrir un semblant de résistance), le « pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens » (tu parles, à lire la liste des auteurs, pour plusieurs d’entre eux animateurs de croisières pour apprentis philosophes, on devine quels arrangements ils ont avec le monde tel qu’il va encore, et quels avantages ils tirent de ne pas être conscients, ou de faire mine de ne pas l’être, histoire de ne réveiller personne), ceux là refusent de tirer les conséquences de cette fin du dix-neuvième, où celui qu’on fera, commodément, passer pour fou dressera un scenario du vingtième qu’on se sera empressés de mettre à exécution, tout en niant apporter un quelconque crédit à la partition.
Nous sommes donc sur les cendres d’un incendie qu’on a pris pour un feu d’artifice (là encore, on peut prendre l’expression au pied de la lettre). Qu’y faire ? Aucune idée. Certainement pas jouer une quelconque partition déjà écrite sur les portées de l’Histoire, quels que soient les moteurs qu’on lui trouve. Il va s’agir de devenir post-historiques, post-humanistes (en tous cas, on ne va plus pouvoir se contenter de l’humanisme tel qu’on s’en sert depuis le dix-huitième siècle). Ca ressemble fort à une nouvelle renaissance, tout ça, mais sur des bases tellement nouvelles qu’on peine à voir ce qui sera, pour nous l’équivalent de l’invention de la perspective. Pour le moment, on peut regarder ce monde brûler, le voir scintiller encore un peu, mais on sait que le rideau tombe, et qu’il va falloir rentrer chez soi, les yeux illuminés d’une lumière qu’on n’est pas près de revoir.
Devant nous, « l’espace de la pensée contemporaine ».
Qui aurait voulu vivre un autre temps ?
NB : toutes les illustrations sont extraites de La nuit des morts vivants, de Romero. Ca s’imposait presque.
Finalement mon « commentaire » du texte précédent était prémonitoire, au moins du titre du dernier post ! A y réfléchir un peu, le mérite n’est pas si grand : après tout, Noir Désir doit bien être la référence la plus présente ici ! Todo esta aqui !
Ah !!
j’esperais bien que ça se verrait un peu !
A vrai dire, ton commentaire était suffisamment définitif, je voyais mal quoi rajouter de plus, tout était là.
Et puis j’avais besoin d’une pause pour réfléchir davantage et avancer un peu. J’avais jeté un coup d’oeil aux articles, dans leur continuité, et trouvé que ça se répétait un peu, ou que ça tournait en rond.
Alors le titre, ça tombait plutôt bien !
Et effectivement, à réécouter de temps en temps noirdes’, je ne sais pas si tout est là, mais il y a déjà beaucoup.