Revenir, comme on l’a fait dans le post précédent, sur ces dystopies produites dans les années 70, permet de réaliser une chose : leur manque de qualité visuelle joue pour beaucoup dans la qualité même de ce qu’elles sont en tant qu’objet cinématographique. Regardez l’extrait de la course à la mort de l’an 2000. On a l’impression d’être confronté à une sorte de monument de maladresse : décors pathétiques, costumes ridicules, voitures aberrantes, montage échappant à toute direction artistique.
Pourtant, cette absence de maîtrise, qu’on retrouve dans quantité de productions de cette époque, participe finalement à la cohérence de ces films, dans la mesure où elle permet de ne pas s’attacher esthétiquement à ce qu’elles décrivent. Pour bien éprouver cela, il suffit de regarder les reprises qui sont aujourd’hui faites de ces films devenus cultes, malgré leurs défauts. Il se trouve qu’en 2008 est sorti « Death Race », qui n’est rien de plus qu’une reprise vitaminée de la course à la mort de l’an 2000. Pour des raisons de droits, je ne peux pas en inclure le lecteur video dans l’article, mais je vous en ai mis un extrait à cette adresse. On est dans l’antithèse exacte des apparentes errances esthétiques de Bartel : maîtrise totale de l’image, des cadrages, du rythme; pertinence des bagnoles, dont on devine pile poil suffisamment la provenance dans la production actuelle pour avoir des éléments de culture technique auxquels se rattacher, esthétique chiadée. Mais là est précisément le problème : comme une majeure partie de la production actuelle, on ne cherche finalement qu’à produire de l’image frappante et de l’expérience esthétique spectaculaire et plaisante. En ce sens, on a basculé totalement dans ce que Malraux appelait les « arts d’assouvissement », similaires à n’importe quel porno quant à leurs mécanismes. Ainsi, sur la séquence proposée, on voit que tout concourt à mener à l’image finale du piéton explosé par un des concurrents; le montage le montre clairement, puisque l’image, d’un réalisme saisissant malgré son impossibilité, est proposée deux fois au spectateur, une fois pour la surprise, qui est toujours jouissive comme l’avènement de ce qu’on n’espérait même pas, puis une seconde fois sous la forme d’un ralenti permettant de bien en profiter.
Le souci du détail esthétique est, au delà de la démonstration de force technique, une véritable entreprise de complaisance : en voulant proposer de la belle image, on installe dans l’oeil et l’esprit du spectateur la beauté là où a du mal à la placer conceptuellement. Mais si le percept est capable de générer dans des esprits faibles, du concept, l’aberration esthétique que de tels films constituent ne peut que constituer des pensées délabrées, certes, mais vécues comme satisfaisantes, et même plaisantes. Ce qui explique que la faible qualité des productions dystopiques des années 70 constitue, finalement, et avec le recul que permet le développement de la soi-disant maîtrise des productions actuelles, sa principale valeur formelle.
Pensées délabrées, si ce percept en vient à constituer du concept, c’est certain… Je n’ai pas pu voir l’extrait dans son intégralité, tant j’ai trouvé atroce le passage où une voiture et ses passagers se font embrocher par quatre pales soudainement apparues, la voiture explosant peu après sous la pression de ces pales cherchant à se réenfouir, forcément avec la voiture toujours prisonnière, sous le sol… Je suis peut être une petite nature, mais c’est insupportable de voir des gros cons en bagnole sur un parcours piégé concourant dans le seul but de s’entre-trucider, et on sent bien qu’on essaie de placer le spectateur (séduction formelle, esthétique, actions et rythme explosifs) dans la position de celui qui apprécie, reste bouche bée et applaudit. Et en plus ça passe pour innocent, ça me met les nerfs en pelote !
Héhé, j’imagine que tu vois assez peu de bande-annonces de films, parce que ce genre constitue tout de même une part non négligeable de la production actuelle ! Mais la malaise me semble encore plus profond : dans ce film, on trouve, pele-mele, une mise en scène systématiquement excitante de la violence, une justification permanente de la lutte contre les autres, une promotion de la bagnole comme outil de liberté, une valorisation de la prison comme lieu de réalisation personnelle, tout en la condamnant comme lieu d’autorité (sous entendu, ce n’est pas la réinsertion qui permet la liberté, mais au contraire, le dépassement de soi dans la violence, autant contre les autres que contre l’institution). Et pour ajouter à la nausée, ce n’est pas spécifique au cinéma américain, un jour il faudra peut être mettre Luc Besson devant ses responsabilité en matière de production d’images qui renvoient les banlieues à une image fantasmée d’elles même.
Mais, justement, puisqu’il s’agit de fantasme, sans doute le caractère le plus inquiétant de ce genre de production est il que, précisément, elles sont la mise en image de nos fantasmes. Même si, heureusement, nombreux sont ceux qui, comme toi, sont suffisamment mal à l’aise avec ces images pour ne pas s’y confronter davantage, il y a aussi un nombre non négligeable de personnes qui, si elles débranchent tous leurs fusibles, peuvent se reconnaître comme potentiellement « amateurs » de ce style là, et je le dis d’autant plus volontiers que j’ai la nette conscience d’en faire partie. Je suis persuadé qu’on nous a habitués à ça, qu’on y est petit à petit accoutumé et que pour tous ceux qui ne prennent pas de recul par rapport à leurs affects plaisants, cela peut constituer, à force, l’équivalent d’un système de valeurs (je pense vraiment qu’il y a un rapport intime entre nos représentations esthétiques et nos constructions morales : finalement, être moral, ça pourrait se ramener à être beau, au sens plein du terme, et ces films procurent une valorisation physique, une esthétisation d’attitudes et de situations qui forment, finalement, un discours moral. Au moins, on peut dire que les films des années 70 étaient plus cohérents dans leur manière d’assumer une certaine laideur formelle.
Sinon, je crois que tu as eu raison de ne pas faire l’expérience de l’extrait jusqu’au bout. Mais il est bon de savoir qu’une quantité vraiment importante de spectateurs contemporains du cinéma va voir des films qui sont bien plus dérangeants encore.
C’est triste et malsain ce genre de spectacle, ça nous met au-devant de ce qu’il y a de pire en nous, ou du moins ça désinhibe et justifie cette partie quasi-animale de notre personne (et ce genre de film cherche à lui donner un teint esthétique et héroïque)… mais bon, ceci n’est que mon impression, d’aucuns trouveront sans doute que je vais trop loin, et pourtant je ne suis pas si sûr d’avoir tort: se confronter à ce type de film, comme tu disais, nous habitue à trouver beau le laid, et lorsque plus personne n’a de fusible, la réalité n’est elle pas promise à toutes sortes de dégénérescences ?
J’ai peur, par ces propos, de faire un peu trop « prophète du déclin », annonciateur de la déliquescence généralisée (de ressembler un peu à A. Finkielkraut), et je ne pense pas du tout que nous soyons dans ce cas de figure (car il faudrait nécessairement penser que notre époque succède à un âge d’or, quasi-mythique, dont nous commencerions à devenir l’antithèse).
Par contre, j’ai rencontré beaucoup de prisonniers qui se faisaient une fierté de leur situation, et savaient déjà qu’une fois à l’extérieur ils seraient considérés avec respect, comme si l’estampille « ex-prisonnier » était le sceau de leur maturité et de leur expérience, la marque d’une carrière brillante. Certains d’entre eux m’ont avoué franchement leur admiration profonde pour des films comme Usual suspect, Scarface etc. avec aussi des films du type de celui que tu as mis en extrait. Et la question récurrente que je me posais alors, c’était celle de savoir si toutes ces représentations ne les avaient pas amenés (et on sait que c’est sociologiquement un public désaffilié et plutôt fragile) à essayer eux aussi de devenir des « grands brigands », de réussir, à l’instar de leurs idoles, dans le milieu (souvent nié socialement) qui est le leur.