Dans le brouillage général des ondes, dans la friture globalisée sur la ligne, au beau milieu du bruit ambiant, il devient par moments difficile d’articuler ne seraient ce que quelques mots. Autant dire qu’une pensée un peu construite, ça touche à l’exploit, ces temps-ci, puisque tout devient « évident »; tout, ainsi que son contraire. Tel un Winston en charge de la réécriture permanente de l’histoire, aussi bien passée, (effacer mai 68 des mémoires, d’un simple trait), que présente (refonte permanente du projet présidentiel), que future (création d’une nouvelle civilisation), Nicolas le Petit place le Nord où ça l’arrange et reconfigure la pensée au gré du vent des sondages, au ptit bonheur la chance. Et le fait que le trucage ne fonctionne plus aussi bien ne permettra pas de retrouver les repères, parce que ce sur quoi cette politique pèse, cède. Et ce qui est détruit l’est pour de bon, ne serait-ce que parce qu’on n’aura même pas eu la force de le défendre, parce qu’on s’est fait à cette idée que tout ça nous échappe, qu’on n’y peut rien. Et le fait d’avoir voté majoritairement pour le plus volontaire des candidats qui se soit jamais présenté, et de l’avoir vu, quelques mois à peine après son élection, jeter l’éponge devant l’évidence (une énième évidence) des faits économiques, le fait de l’avoir entendu annoncer qu’il irai chercher la croissance là où elle se trouve, avec ses ptits poings (il a du sans doute se retenir d’ajouter qu’il la traquerait même dans les chiottes, si c’est là qu’elle se planquait (et si c’est le cas, une âme charitable pourrait elle se donner la peine de simplement tirer la chasse, histoire de laisser l’endroit un peu plus propre qu’il ne l’a trouvé ?)) pour ensuite baisser les bras devant les caisses vides et les entreprises qui ne peuvent recevoir aucun ordre (là aussi, belle évidence : les entreprises n’auraient aucun ordre à recevoir ? Les lois n’ont elles pas, entre autres raisons d’être, précisément, d’encadrer les entreprises, y compris en les contraignant à contribuer au bien commun ?), le fait, en gros, pour ceux qui y ont cru, d’être à ce point déçus, ne peut que persuader plus largement et plus profondément encore que décidément, on n’y peut rien, que c’est hors contrôle et qu’il va bien falloir s’y faire.
C’est là toute la réussite de cette politique. Derrière le cirque médiatique, qui occupe tout le monde et qui fait parler s’entretient un projet plus vaste qui consiste à saper, au delà des dispositifs de solidarité mis en place, le peu qui restait de pouvoir aux citoyens eux mêmes : finalement, le meilleur moyen pour qu’ils y renoncent, c’est qu’ils voient bien que celui qui le voulait le plus, ce pouvoir, une fois qu’il l’a, ne peut rien en faire. Nous serons ainsi tous édifiés, le pouvoir ne sert à rien. Mieux vaut retourner au boulot puisque tout ceci nous échappe.
Tout ceci n’est qu’affaire de maîtrise des flux médiatiques, puisque c’est désormais là que la pensée se fait, ou se défait. Le seul espoir serait d’y échapper, mais ça paraît désormais au delà de nos forces, tant nous avons intégré en nous les principes du discours mouvant et dogmatique tout à la fois. Ainsi s’accomplit ce que certains, (qui avaient peut être les antennes tournées du bon côté, qui disposaient d’une acuité visuelle suffisante ou qui y avaient tout simplement réfléchi) avaient prédit. Exemple : en 1964, quelques années après le procès Eichmann, Gunther Anders écrit une lettre publique au fils du responsable (et coupable) nazi. Celle-ci, publiée sous le titre interpellant « Nous, fils d’Eichmann », dans son chapitre intitulé « Le monde obscurci », propose la lecture suivante de « ce qui nous arrive » :
« Si les effets de notre travail ou de nos actions dépassent une certaine grandeur ou un certain degré de médiatisation, alors ils commencent à se brouiller à nos yeux. Plus l’appareil dans lequel nous sommes intégrés se complique, plus ses effets grossissent, moins nous y voyons, plus s’enlise notre chance de pénétrer les déroulements dont nous sommes une partie ou de deviner ce qu’il en est réellement. Bref : bien qu’étant l’oeuvre des humains, et maintenu en fonction par nous tous, notre monde, se soustrayant aussi bien à notre représentation qu’à notre perception, devient de jour en jour plus obscur. Si obscur que nous ne pouvons même plus reconnaître son obscurcissement ; si obscur que nous serions même en droit d’appeler notre siècle un dark age. Il faut en tous cas se défaire définitivement de l’espérance naïvement optimiste du XIXéme siècle que l’homme sera forcément de plus en plus éclairé avec les progrès de la technique. Celui qui se berce aujourd’hui encore d’une telle espérance, ce n’est pas seulement qu’il est tout simplement superstitieux, ce n’est pas seulement qu’ils est tout simplement une relique d’avant-hier, mais c’est qu’il est victime des groupes de pression actuels : à savoir de ces hommes de l’ombre au siècle de la technique qui ont le plus gros intérêt à nous maintenir dans l’obscurité sur la réalité de l’obscurcissement de notre monde, mieux, à produire sans relâche cette obscurité. car c’est en cela que consiste l’ingénieuse manoeuvre de mystification menée aujourd’hui à l’encontre des sans-pouvoir. La différence entre les méthodes de mystification que nous connaissons et l’actuelle est évidente : tandis qu’auparavant la tactique allant de soi avait consisté à exclure les sans-pouvoir de tout éclaircissement possible, celle d’aujourd’hui consiste à faire croire aux gens qu’ils sont éclairés, alors qu’ils ne voient pas qu’ils ne voient pas. De toute façon, ce qui compte aujourd’hui, ce n’est pas que technique et lumières avancent au même pas, mais c’est qu’elles obéissent à la règle de la « proportionnalité inverse », c’est à dire, plus trépidant le rythme du progrès, plus grands les résultats de notre production et plus imbriquée la structure de nos appareils : d’autant plus rapidement se perd la force de maintenir un rythme égal entre notre représentation et notre perception, d’autant plus rapidement baissent nos « lumières », d’autant plus aveugles devenons-nous.
Et c’est bien de nous qu’il s’agit. Car ce qui est défaillant, ce n’est pas, disons, seulement telle ou telle chose, ce n’est pas seulement notre représentation ou notre perception – c’est nous-mêmes qui sommes défaillants jusque dans les fondements de notre existence, c’est à dire réellement à tous égards. » (Gunther Anders – Nous, fils d’Eichmann; 1988 pour l’édition allemande).
Belle prémonition : le décor tel que nous le connaissons est planté et nous avons beau rôle de faire comme si nous ne participions pas activement à la pièce, préférant le rôle de spectateur mi outré, mi fan des aventures people de celui qui, finalement, n’est qu’un symptome parmi d’autres. Comme nous-mêmes.
Autre prémonition, plus ancienne encore. Petit blind-test :
« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.
Nous sommes pour une large part gouvernés par des hommes dont ignorons tout, qui modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées. C’est là une conséquence logique de l’organisation de notre société démocratique. cette forme de coopération du plus grand nombre est une nécessité pour que nous puissions vivre ensemble au sein d’une société au fonctionnement bien huilé.
Le plus souvent, nos chefs invisibles ne connaissent pas l’identité des autres membres du cabinet très fermé auquel ils appartiennent.
Ils nou gouvernent en vertu de leur autorité naturelle, de leur capacité à formuler des idées dont nous avons besoin, de la position qu’ils occupent dans la structure sociale. Peu importe comment nous réagissons individuellement à cette situation puisque dans la vie quotidienne, que l’on pense à la politique ou aux affaires, à notre comportement social ou à nos valeurs morales, de fait nous sommes dominés par ce nombre relativement restreint de gens – une infime fraction des cent vingt millions d’habitants du pays – en mesure de comprendre les processus mentaux et les modèles sociaux des masses. ce sont eux qui tirent les ficelles : ils contrôlent l’opinion publique, exploitent les vieilles forces sociales existantes, inventent d’autres façons de relier le monde et de le guider.
(…)
Théoriquement, chacun achète au meilleur coût ce que le marché a de mieux à lui offrir. Dans la pratique, si avant d’acheter tout le monde comparait les prix et étudiait la composition chimique des dizaines de savons, de tissus ou de pains industriels proposés dans le commerce, la vie économique serait complètement paralysée. Pour éviter que la confusion ne s’installe, la société consent à ce que son choix se réduise aux idées et aux objets portés à son attention par la propagande de toute sorte. Un effort immense s’exerce donc en permanence pour capter les esprits en faveur d’une politique, d’un produit ou d’une idée.
Peut-être serait-il préférable de remplacer la propagande et le plaidoyer pro-domo par des comités de sages qui choisiraient nos dirigeants, dicteraient notre comportement, public et privé, décideraient des vêtements que nous devons porter et des aliments que nous devons manger parce qu’ils sont les meilleurs pour nous. Nous avons cependant opté pour la méthode opposée, celle de la concurrence ouverte. A nous, donc, de nous arranger pour que ce modèle fonctionne à peu près bien. C’est pour y parvenir que la société accepte de laisser à la classe dirigeante et à la propagande le soin d’organiser la libre concurrence.
On peut critiquer certains des phénomènes qui en découlent, notamment la manipulation des informations, l’exaltation de la personnalité, et tout le battage de masse autour de personnalités politiques, de produits commerciaux ou d’idées sociales. Même s’il arrive que les instruments permettant d’organiser et de polariser l’opinion publique soient mal employés, cette organisation et cette polarisation sont nécessaires à une vie bien réglée.
les techniques sevant à enrégimenter l’opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait de plus en plus évidente. »
J’offre les dernière ligne du texte, en prime :
« La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos ».
Je sais que la légende voudrait que les nazis aient tout inventé en matière de manipulation des masses. Ce serait oublier que, très tôt, la question s’est posée, pour ceux qui dirigeaient la plus grande démocratie du monde, de mettre en place les conditions permettant d’exercer leur autorité sur ce peuple multiculturel, et donc particulièrement difficile à cerner. Il n’est pas surprenant alors de voir, dès 1928, édité un livre qui dresse un tableau qu’on pourrait presque dire « actuel » des méthodes permettant d’obtenir de ce peuple la confiance et l’obéissance requises. Edward Bernays (qui se trouvait être le neveu de Sigmund Freud) y couchait sur le papier les principes, les objectifs, les processus par lesquels on fabrique le consentement.
Ici encore, les mécanismes sont d’autant plus subtils et pervers qu’ils semblent anonymes, et le sont en partie effectivement. En tous cas, avançant masqués derrière des hommes sur lesquels se concentre toute l’attention médiatique, produisant le rideau de fumée nécessaire à permettre leur camouflage, les véritables organisateurs ont tout avantage à nous rendre complices de leurs objectifs et à faire de leur style de vie un fantasme auquel la plupart adhéreront, sans jamais pouvoir le toucher. Peu importe que tout ceci tienne sur une fiction. Peu importe que 50 cents et Sarkozy tiennent le même discours, peu importe que Sarkozy fantasme sur le train de vie mafieux de Poutine, et bave sans doute de rage de ne pouvoir discuter d’égal à égal avec Bush. L’important est qu’il maintienne néanmoins suffisamment de distance avec le peuple pour créer simultanément un appel d’air vers lui (ce à quoi les plus « légers » ne manquent pas de répondre) et un pôle d’intérêt qui masque le reste. Pendant ce temps là, les rôles classiques du politique, pris en charge par d’autres, pour des intérêts qui ne sont jamais exprimés clairement, selon des orientations qui ne sont jamais discutées par les intéressés, et dont on ne les informe d’ailleurs même pas, législatif, exécutif, judiciaire, mettent en place ce qui est requis par ceux qui ont dépensé tant (mais ce n’est guère qu’une portion de leur pouvoir d’achat qui part ici en fumée) pour dresser ce barnum. Mais l’évidence est que tant que le peuple partagera les mêmes rêves que ceux qui lui confisquent le pouvoir, il continuera à mettre toute son énergie à participer à l’ensemble des dispositifs mis en place pour le contraindre encore un peu plus, tout en voyant dans la réussite de ceux qui le dominent un signe de l’efficacité des politiques engagées. Et c’est ainsi que nous nous constituons de plus en plus en peuple satisfait de sa démocratie, alors que ses dirigeants dévoient sciemment en permanence l’esprit de la démocratie, avec la complicité de tous, puisque la majorité demeure fascinée par la réussite de ceux qui, finalement, se contentent de projeter dans le ciel médiatique, la fascinante carotte que les foules consentiront à suivre. En fait, à bien y réfléchir, le plus efficace des régimes ne pouvait être que celui dans lequel personne ne serait démocrate, mais à l’intérieur duquel personne ne serait apte à l’admettre.
Toutes illustrations (et titre) extraites du rare livre de Marshall McLuhan « The medium is the massage », publié en collaboration avec le graphiste en 1967 dans son édition anglaise et en 1968 pour l’édition française (intitulée « Message et massage »). Rares sont les livres qui pourraient entrer dans la catégorie « essais » qui présentent une vraie cohérence entre la forme et le fond. C’était en l’occurence nécessaire puisque le propos de McLuhan est ici de montrer que tout message doit passer par un canal, et que la forme de ce canal modifie le message lui-même, et la forme du livre en est la démonstration. Le livre est au moins accessible en version pdf, là où on trouve tout un tas d’autres choses. Et il vaut le coup d’oeil.