la rentrée des sans-classe

In "CE QUI SE PASSE", MIND STORM
Scroll this

Beau maronnier journalistique que la rentrée des classes, surtout depuis qu’elle est répartie sur une bonne quinzaine de jours. Ca permet de diluer l’évènement (qui n’en est dès lors pas un, puisqu’il se répète cycliquement à l’infini), ça occupe du temps. On pourrait d’ailleurs se dire qu’avec un tel temps consacré à ce sujet, celui ci doit être traité en profondeur. Ce serait naïf de le croire, tant les enjeux véritables de la rentrée des classes reste amplement étrangers à tout traitement journalistique.

Parce que pour le traiter correctement, il faudrait enquêter, et qu’une enquête, ça demande sans doute un peu plus d’efforts qu’un simple micro-trottoir, il faudrait aussi des choix éditoriaux un peu plus « engagés », ou plutôt engagés sur une autre voie. Bref, si la rentrée est un évènement, on peut dire que la manière dont les « journalistes » relatent cet évènement est amplement non conforme à l’évènement lui -même (mais ça, on finit par en avoir l’habitude).

Brick2_5.jpgParce que, en fait, qu’est ce qui est essentiel dans la rentrée ? Ces temps ci, le fait marquant, c’est de savoir qui rentre. 900 000 profs, officiellement. Le chiffre est suffisamment important pour sembler consituer une quantité elle même suffisante. Encore faudrait il savoir, sur le terrain, à quoi cela correspond. Or, le seul angle de compréhension de ce chiffre est la logique comptable : combien tout ce petit monde coûte t-il ? On pourrait poser la question autrement, en se demandant : cela suffit il à faire correctement le travail ? La réponse, on le sait, est tout simplement « non ». Non, parce que les classes sont toujours trop chargées. On verra sans doute encore beaucoup de reportages effectués dans des établissements privés, montrant qu’on peut très bien gérer une classe de 37 élèves (et insinuant plus ou moins que les enseignants du privé sont meilleurs que ceux du publics, ou sont mieux encadrés). C’est effectivement possible… si on choisit correctement ces élèves, luxe que les établissements publics ne peuvent pas se permettre (et c’est très bien comme ça) : de la même manière que les cliniques privées peuvent se permettre de refuser certains patients, simplement parce qu’ils ne sont pas rentables, ou parce qu’ils créeraient un désagrément, les établissements d’enseignement privé utilisent le même critère de tri : on n’accepte que ce qui est rentable, et on rejette tous ceux qui pourraient créer du désagrément. Dès lors, on installe dans l’éducation publique une situation qui, dans beaucoup d’établissements, est simplement ingérable, du simple fait du nombre d’élèves dans la classe. Certes, il ne s’agit que d’enfants et de jeunes, certes, le prof est censé avoir une autorité naturelle sur ses élèves, mais au delà d’un certain nombre, des élèves dessocialisés deviennent tout simplement ingérables. Ce qui est plutôt intéressant, c’est que finalement tout le monde le sait très bien : les parents (qui sont souvent débordés par leurs seuls enfants (et ils en ont rarement 30 !), nos dirigeants (dont on ne peut pas imaginer qu’ils ne soient pas informés), les électeurs (qui savent, mais préfèrent s’en laver les mains en votant lâchement pour des programmes qui rendront la situation plus instable encore). Dans le privé, on le sait aussi, évidemment, et on ne peut sans doute que se réjouir de voir des gouverments successifs prendre toutes les décisions susceptibles de favoriser le secteur privé, non pas en le favorisant de manière évidente, mais simplement en sapant consciencieusement le secteur public. On doit s’en contenter parce que tout comme pour le domaine de la santé, l’éducatif est un marché, et que ce marché est suffisant pour qu’on accepte pas mal de compromissions et d’arrangements avec la nécessité éducative.

Or, les compromis avec le droit à l’éducation, ainsi qu’avec le droit à la santé sont précisément ce genre de « choix politique » qu’on effectue quand on veut mettre à terre la cohésion sociale. Sans dramatiser excessivement, mais juste pour raffraichir la mémoire, ce fut par exemple un des grands axes de la politique dictatoriale en Argentine, qui mena là où on sait, et qui avait pour but de détruire tout tissu social (et qui y parvint (certes, au prix de la « disparition » de 30 000 argentins (et je sais, je sais, comparaison n’est pas raison, mais il y a des manières de réduire la mémoire qui consistent à ne pas l’avoir courte, mais à l’avoir étroite)).

Alors, qui rentre ?

Dans mon propre établissement, qui est un lycée de banlieue parisienne, on a un chiffre éloquent, rien que pour les Terminales. Comme on est sans doutes d’assez mauvais profs, notre taux moyen de réussite au bac est de 70 %. Dans les sections techniques, il est même de 50 % (et vu avec des yeux de profs, je vous assure que c’est avant tout perçu comme 50 % d’échec). Ca signifie qu’on a une centaine d’élèves qui n’ont pas eu le bac. Qu’importe, vous direz vous, ils vont le repasser. Mais pour qu’ils le repassent, il faudrait qu’ils soient accueillis, et seuls une vingtaine d’entre eux peuvent revenir sur le lycée.

Où sont passées leurs places ? C’est très simple : elles sont prises par les élèves de première, qui doivent bien aller en terminale. Et ils doivent d’autant plus y aller qu’on a tout fait pour inciter les parents à refuser tout redoublement au lycée. On a, sur ce terrain, retiré tout pouvoir aux enseignant, en confiant cette décision au libre-arbitre des parents, qui décident évidemment massivement d’évaluer leur enfant apte à passer au niveau supérieur. C’est pratique, ça désengorge, et ça tombe plutôt bien : les engorgements coûtent cher (et peu importe si les élèves en question feront partie de ceux qui n’auront pas de place de redoublant (voire de triplant) quand ils auront raté (et de loin) leur bac. Ainsi donc, nous avons entre 70 et 80 élèves qui se retrouvent sur le carreau, sans proposition, ou bien avec comme proposition une place dans un établissement lointain. Mais au fait, à quoi sert l’école dans ces quartiers ? Avant tout à intégrer, et à proposer une alternative aux voies illégales d’insertion dans le « marché ». Le message délivré par l’Etat à ces jeunes est alors clair, quand il prend les décisions qui l’amèneront à ne pas trouver de place dans le système éducatif, et à en sortir les mains vides et hors de toute statistique : son pays considère plus rentable de construire des prisons (d’ailleurs, les forces de l’ordre sont un domaine dans lequel on n’observe pas, mais pas du tout, les mêmes réductions de personnel, comme par hasard).

Alors, on le voit, ce qui se passe, quand même. Et il ne s’agit même pas de savoir ici si les profs travaillent trop ou pas assez, ou si ils sont trop, ou trop peu payés. Il s’agit de savoir si ce qu’on choisit collectivement vise le bien commun, ou pas. Or, quoiqu’on pense des profs, qu’on les trouve « planqués » ou pas, l’évidence est qu’il y a dans ce pays pas mal de monde qui a intérêt à ce que les choses n’aillent pas mieux, simplement parce qu’une dégradation globale de nos conditions de vie constituent un marché juteux pour le secteur privé, et que ce secteur parvient à nous faire croire qu’en dévalorisant le secteur public, on effectue les bons choix, qu’on prend des décisions plus rationnelles. Mais ce faisant, on voit aussi que les fameuses ambitions de créer une « identité nationale » relèvent en fait du simple mensonge : il n’y a pas des centaines d’institutions aptes à créer cette identité. A strictement parler, j’en vois deux : l’éducation nationale et le service militaire pour tous. Renoncer à ces deux parcours, c’est renoncer, sciemment, à toute politique d’intégration, et à tout projet d’identité nationale partagée par tous. En ce sens, la politique actuelle est nationaliste au pire sens que peut avoir ce terme : la définition d’une identité fermée, qui se caractérisera avant tout par le fait qu’elle exclut ceux qu’elle refuse, sur le simple fait qu’ils ne sont pas rentables.

Voila ce qui se passe. Et contrairement à ce que les infos pourraient nous laisser croire, il ne s’agit pas simplement d’un maronnier, mais bel et bien d’un acte, que nous commettons tous, puisque nous l’avons collectivement décidé, ou qu’a minima, nous le laissons faire. Et c’est ainsi que notre attention est focalisée sur la rentrée, et que nous oublions ceux ne rentrent plus.

 

Crédit : l’illustration est, bien sûr, extraite du film The Wall. Je ne sais pas pourquoi, dès que je pense au système éducatif, c’est la première image qui me vient à l’esprit. C’est grave Docteur Sigmund ?

NB : Dans le numéro 614 des Inrockuptibles, on trouve une interview éclairante de Eric Maurin, économiste, qui est l’auteur d’un livre qui a l’air fort intéressante : La nouvelle question scolaire – Les bénéfices de la démocratisation. Il offre un contrepoint assez bien venu aux discours catastrophistes sur l’école actuelle. C’est plutôt salutaire à l’heure où gouvernement et medias semblent avoir décidé de « se faire » le dernier secteur de l’éducation nationale pour lequel les français pouvaient avoir un peu d’attachement : l’école primaire et ceux qu’on appelait jusque là les instituteurs. Leur remise en question récente apparaît comme scandaleuse, mais on voit bien à quelle logique cela correspond : en brisant ce qui dans les mémoires constituait une sorte de zone de respect, on fait en sorte que les derniers attachements à l’éducation telle qu’on a pu la connaître disparaissent. Chacun de nous, pour peu qu’on ait réussi « dans la vie », sait ce qu’il doit à ses instituteurs, et sans doute sommes nous nombreux à être capables de reconnaissance envers eux. On a décidé d’envoyer le primaire à la casse, avec le reste, décrétant pour des raisons évidemment économiques (parce qu’on s’est fait élire pour des investisseurs qui voient d’un mauvais oeil qu’on puisse imaginer qu’un pays puisse avoir d’autres buts que de servir les comptes d’actionnaires qui veillent au grain, et qu’il puisse avoir pour vocation (entre autres choses) de garantir que la culture nationale soit effectivement transmise d’une génération à l’autre. C’est qu’on n’a plus les classes dirigeantes qu’on mérite, et que la culture en elle même n’est guère plus qu’une marchandise comme les autres, qui a sa valeur, et qui perd cette valeur dès lors qu’elle est largement transmise (parce que c’est bien de ça qu’il s’agit, n’est ce pas ?).

41QSxZIQbJL__SS500_.jpgVoila donc une fois de plus le ministère qui est censé protéger les intérêts des enseignants (non pas pour eux mêmes, mais bel et bien pour que leur mission soit effectuée avec succès) qui les décridibilise sciemment, stratégiquement, parce qu’il est probable qu’effectivement il y ait pas mal de monde pour adhérer à ce discours, et que ça permettra d’appliquer, avec l’accord du peuple (qui à environ 53 % n’y comprends rien, mais a quand même son avis sur la question) le programme réclamé par ceux qui, de toutes façons n’en ont rien à foutre, de l’éducation nationale, puisqu’ils ont les moyens de payer des études d’élite à leurs enfants (d’ailleurs, mettez vous un peu à leur place une seconde : imaginez, vous payez, parce que vous en avez les moyens, des études offrant à vos enfants une culture vaste, des méthodes efficaces, tout ça pour qu’ils soient compétitifs. Et pendant ce temps là, l’Etat, par l’intermédiaire de l’éducation nationale, offrirait à tous une culture identique à celle que vous voudriez voir réservée à l’élite à laquelle vous destinez votre progéniture ?! Concurence déloyale ! Si l’éducation nationale gène, ce n’est pas à cause de son inefficacité (les classes dominantes s’en accomodent assez bien, de l’inculture, elle permet d’avoir de la main d’oeuvre peu couteuse, voire même des apprentis financés par l’Etat), mais bien parce qu’elle parvient, tant bien que mal, dans des conditions de travail parfois épouvantables, dans un stress quotidien, sans reconnaissance, à catapulter des élèves là où ils n’auraient jamais du mettre les pieds : dans les platebandes de l’élite. 80% d’une classe d’âge qui obtiendrait effectivement le baccalauréat, c’est un cauchemar pour la classe qui essaie de conserver ses privilèges. Il est dès lors peu étonnant de voir l’éducation nationale ainsi systématiquement sapée, empêchée, dégradée et remise en question. Le livre de Eric Maurin (à lire son interview) semble offrir un éclairage nouveau sur l’évaluation du système scolaire, et certains arguments paraissent percutants. Affaire à suivre, dès que j’aurai lu l’ouvrage lui même (mais par avance, pensez vous que cet économiste sera invité à une quelconque émission tv à audience conséquente ? Je crois qu’on connait tous la réponse à cette question…)

Submit a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *