Je devrais créer une catégorie « auteurs maudits », tant j’ai tendance à apprécier les écrivains problématiques. En même temps, un écrivain qui ne serait pas problématique… franchement… quel intérêt ?! Ah oui, pour en rester là où on en est, oui oui bien sûr.
Bien sûr.
Bon, bref. Il y a donc un nouveau Dantec dans les rayons, et celui ci est protéïforme puisqu’il est plusieurs romans en un seul volume, intitulé Artefact. Alors voila, on cite le titre, et ça marche déjà, on est dans un vocabulaire répertorié, dans un territoire déjà arpenté dans les précédents romans, un paysage qui, si il ne peut pas devenir familier, a déjà des échos en nous, pour peu qu’on ait déjà lu ses précédents romans (mais à vrai dire, il me semble que ça doit fonctionner aussi sur ceux qui découvrent Dantec en ouvrant ce volume précis, d’une part parce qu’il semble bien plus abordable que ses prédécesseurs sans rien lâcher sur le fond, et d’autre part parce que ce vocabulaire, ces mots sont finalement bel et bien ceux de notre monde, qu’on le veuille ou non).
Dantec, pour les initiés et pour les autres, c’est une sorte de mutant dans les cellules duquel se seraient mixés les gènes de Saint-Paul et de Timothy Leary, un croisé ayant lu aussi bien les épîtres apostoliques que Jeremy Narby, bref, un évangéliste tentant, roman après roman de construire un univers parallèle au nôtre, et pesant de tout le poids de ses mots sur le levier d’aiguillage pour que le monde actuel se détourne vers ce monde virtuel (rappellons le : virtuel, ça veut juste dire « en puissance »). On a vite fait de le réduire à un simple geek islamophobe, passant des nuits blanches devant un ordinateur au look technoïde, bricolage de haute technologie mélangé à des éléments plus roots. Hybridation, toujours l’hybridation. Il ne s’agit finalement que de cela.
Donc, Dantec, ce serait plutôt les lampadaires au sodium, les microprocesseurs, les interfaces hologrames, les réseaux utilisés pour ce qu’ils sont, les potentiels techniques extraterrestres, les mutations génétiques, les cosmodromes conçus comme des vaines cathédrales, un assemblage digne des bricolages géniaux qu’on trouve sur quelque planète maligne dans l’univers Star Wars.
Erreur. Erreur.
On avait déjà rencontré Dantec botaniste dans Grande Jonction, on le retrouve champêtre dans Vers le Nord du Ciel, le premier récit de Artefact. Aussi curieux que ça puisse paraître, il nous offre même, à l’occasion d’un détour sur une route classée « non carrossable », un discours que Baden Powel lui même n’aurait pas renié :
« La différence entre une autoroute et une piste forestière tient en ceci : sur une autoroute, construite avec l’argent du gouvernement, donc le vôtre, la vitesse est limitée, par acte législatif, et l’application de la loi est surveillée par des agents spécialisés.
Sur une piste forestire aussi, il y a une « vitesse autorisée », mais ce n’est pas une législation qui en décide, et ce ne sont pas des policiers assermentés qui la contrôlent. C’est la piste elle-même. La piste est sa propre loi, pire encore, c’est elle qui l’applique. »
Génial.
Enfin, à vrai dire, c’est juste normal : il ne s’agit là que d’évidences. L’opposition entre loi positives (créées par l’homme) et loi naturelles ne date pas d’hier. Ce qui est récent en revanche, c’est le fait que peu à peu on ait à ce point cru en notre propre pouvoir qu’on en soit arrivé à oublier que les lois naturelles n’étaient absolument pas remises en question par notre arsenal technologique. Au contraire : tout objet technique, aussi complexe, synthétique, artificiel soit-il n’est rien de plus que l’accomplissement rendu enfin possible de ce qui n’était que virtuellement dans la nature (et j’espère que vous vous souvenez de ce que signifie « virtuel »). Dès lors, la technique n’est rien de plus que la poursuite de la nature par d’autres moyens. Evidemment, ça nous dépasse. Ca nous dépasse d’autant plus qu’on est bien entendu persuadés de maîtriser le phénomène.
Cette tranquille assurance a pour conséquence l’oubli du caractère non négociable des lois de la nature. Lois physiques de la matière, lois de l’écologie, de l’équilibre des milieux, de la coexistence alimentaire des espèces (y compris l’homme). Réflechissez : vous êtes enseignant (imaginez); vous avez en charge une génération, qui vient chaque jour, contrainte et forcée pour être éduquée par ceux pour lesquels elle n’a souvent aucune considération. Pour éviter les incidents, vous mettez en place un réglement intérieur. Regardez bien ce règlement intérieur : on n’y interdit que des actes qui sont possibles. C’est systématique : on ne se fatigue pas à interdire des actes de toute façon impossibles. Aussi peut on dire que dans le monde humain, quand c’est interdit, c’est que c’est possible. Dans la nature c’est exactement l’inverse. L’interdit est un interdit. Aussi, le corps humains obéit à des lois précises en matière de résistance à la torsion, à l’étirement, à l’écrasement, au découpage. Donc, rouler trop vite sur une piste défoncé n’est pas vraiment interdit, c’est tout simplement impossible. Donc, se donner la peine de ramasser du bois, allumer un feu quand on doit dormir dehors en plein hiver, ce n’est pas une obligation légale, c’est simplement nécessaire. La nature ne négocie pas. C’est pour cette raison que d’un point de vue éducatif, la nature demeure ce domaine au sein duquel l’enfant et le jeune vont apprendre que toutes les lois ne sont pas des conventions, qu’il y a des rituels qu’il faut respecter, des procédures incontournables, des attitudes à éviter, parce que les conséquences d’une « désobéissance » seraient catastrophiques, ou simplement plus contraignantes encore que l’obéissance.
Ce principe, depuis en gros un siècle, c’est exactement celui du scoutisme. Oubliez les culottes courtes, oubliez la messe obligatoire le dimanche matin, oubliez les jeux folkloriques, oubliez tout ce qui fait que vous avez une image ringarde du scoutisme : la base de ce type d’éducation, c’est la nature, autrement dit la confrontation du jeune à un environnement qui ne pardonne pas, mais qui ne hait pas non plus, l’immersion dans un monde dont les règles ne sont pas négociables, mais qui donne à ceux qui savent se comporter respectueusement ce qu’il y a de plus précieux : la beauté. Evidemment, le scoutisme a une image désuète. Mais si on regarde pourquoi, on s’aperçoit bien que c’est le christianisme qui, en mettant le grapin sur ce mode d’éducation, en a fait une espèce de patronage un peu puéril. On peut pourtant penser sérieusement que le scoutisme originel (prendre quelques « mauvais » gars, les embarquer sur une île (sans caméras !), les faire simplement vivre ensemble de manière un peu spartiate, les faire travailler ensemble aussi, sans références religieuses ni politiques) a de beaux jours devant lui, étant donné la situation d’une part non négligeable de la jeunesse actuelle : quand on constate qu’on a amené une génération au cynisme, à la seule prise en compte de l’intérêt particulier, à ce qu’on appelle l’anomie (en gros, la non reconnaissance de la nécessité des règles sociales), un bon gros retour à la nature, à sa rudesse, à son inconfort, à ses dangers, mais aussi à sa grandeur, peut permettre de remettre ces jeunes là en face de ce qui constitue, tout de même, les bases de la co-existence humaine. Et on n’en est même plus au point où cela doit inciter à ouvrir un « club scout » dans son quartier. On peut se dire que c’est l’éducation toute entière qui serait bien inspirée de se souvenir que l’immersion dans la nature est un passage important dans une éducation réussie. On peut se dire que c’est notre culture dans son ensemble qui doit se demander si la vie urbaine n’est pas, par excellence, celle qui permet de penser que tout se négocie, que toutes les règles se contournent, et qu’une confrontation frontale avec la nature ne pourrait pas permettre un retour vers l’acceptation des règles comme une donnée simple et essentielle de notre existence, et ce d’autant plus efficacement que cette immersion en pleine nature est aussi une mise entre parenthèse des règles et conventions sociales habituelles (je renvoie là à la lecture du TAZ de Hakim Bey, qui me semble clairvoyant quand il cite parmi les utopies pirates dont il traite, les camps scouts). En somme, il est possible que notre monde doive se poser la question de la place et du sens qu’il réserve encore à la nature.
Il est plaisant que ce soit chez Dantec que l’on trouve ce genre d’idées, en sous-texte. On ne peut clairement pas le soupçonner de mièvrerie, et on le voit mal soutenir une quelconque aventure puérile de décervellement éducatif (la première partie de son dernier livre est d’ailleurs en bonne partie une proposition éducative qui n’a rien de laxiste, ni d’anomique). Signalons juste que le scoutisme, aujourd’hui, en France, n’est pas nécessairement religieux, et qu’une association discrète, mais moderne et laïque permet d’offrir aux jeunes cette confrontation au monde, sous le nom de « Eclaireuses et eclaireurs de France« . C’est déjà une proposition forte. Mais on peut penser, en regardant où nous en sommes en matière d’éducation, qu’il est nécessaire d’aller bien au-delà.
Et si on aime les hybrides (et ici même, on les trouve plutôt prometteurs), l’association de la vie dans la nature, (au sens le plus profond qu’on puisse donner à ce mot, c’est à dire non expurgé de sa part technique) et de l’univers « dantecsque » est assez plaisante à imaginer.
A vrai dire, peu à peu, il devient inutile de l’imaginer.
On dirait bien que maintenant, il suffit de la lire.
Crédit : La seconde illustration provient d’un photographe indonésien, croisé sur le site www.deviantart.com sous le pseudonyme Shinsenfreak. Vous trouverez sont travail ici : http://shinsenfreak.deviantart.com/
On connaît les passions du jnkrib (pardon de Youri Kane puisque c’est sous cet hétéronyme qu’il sévit ici). On ne l’avait pas jusqu’à présent pris en flagrant délit de syncréti(ni)sme, bien au contraire ! Mais le bougre y plonge cette fois derechef et il y va fort : prendre le détour de Dantec pour arriver à un vibrant hommage (mérité, pertinent et convaincant dans ses attendus) des EDF (pas encore privatisés), il fallait oser. Il a pu le faire ! jnkrib, pour ton retour à la nature, maintenant que tu es emprisonné dans la jungle des villes, donnerais-tu depuis peu dans les herbes de Provence ? Moi, je préfère le jkrsb nature !
Héhé,
en fait, on pourrait tout à fait se débarrasser de Dantec lui-même et se contenter de l’extrait, et soudainement le propos paraîtrait moins surprenant.
Mais sur le fond, je ne jette pas Dantec avec l’eau saumâtre de son propre bain de siège, parce qu’il porte des choses dont je me sens porteur aussi.
Et mine de rien, ce grand écart n’est ni plus ni moins que ce que j’essaie de combiner, justement parce qu’aucun des deux bords ne me satisfait totalement, tout en me semblant porter des choses essentielles.
Quant à la jungle des villes, le caractère non négociable de ses lois me plaît aussi assez, avec ou sans herbes provençales !