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Difficile de dire à l’avance ce qu’est une série « qui marche ». Déjà, il faudrait arriver à déterminer si c’est une série qui a du succès, ou si c’est une série qui présente un intérêt dans la courte mais volumineuse histoire des séries. Et ensuite, il est probable qu’une bonne série soit justement celle qui ne respecte pas les règles en vigueur. Cependant, plus encore qu’au cinéma, il semblerait qu’il y ait une règle, ou un principe qui fonctionne assez bien dans le monde des histoires épisodiques : une bonne série est une série qui nous parle finalement de nous.
Evidemment, c’est une évidence si on parle des grands classiques, des séries familiales comme la petite maison dans la prairie ou le Cowsby Show, dans lesquels on retrouvait finalement les affres grossis de n’importe quelle famille soucieuse de maintenir des valeurs qu’on dira « traditionnelles » dans un monde s’écartant peu à peu de ces valeurs. Mais c’est plus intéressant de se demander comment des séries moins familiales peuvent aussi nous parler de nous, et jouer le rôle de « miroir de la vie ».
Si Charles Ingalls est un miroir nous renvoyant une image idéale de nous même en vertueux patriarche, Dexter Morgan aurait plutôt tendance à être pour nous ce que Martin Winckler appelle un « miroir obscur ». Tout dans la série (du moins dans sa première saison) est fait pour le séparer des humains tels que nous les « connaissons ». Le scénario, comme la voix off, comme la mise en scène le mettent « à part », à tel point que ce Dexter semble être à la frontière de ce que nous appellons communément « humanité ». En termes simples, on pourrait dire qu’il fait partie des monstres que lui même pourchasse. Enfin, ça, c’est ce que pourrait dire quelqu’un qui lit le pitch de la série sans l’avoir vue, parce qu’en fait, Dexter est plongé dans un tel univers que l’effet produit ne consiste pas à nous le désigner comme monstrueux.
Tout d’abord, tout ceci se passe à Miami, ville que deux flics ont déjà immortalisée comme celle de la noirceur, des faux semblants artificiels, des bas-fonds soutenant un mauvais goût prononcé pour le bling-bling acheté au marché noir, ou chapardé à coup de gros calibres. S’acharnant sur ce lieu devenant à chaque fois plus mythique, Nip Tuck a enfoncé le clou en y installant son univers artificiel, son royaume de la supercherie et ses quêtes existentielles. Aujourd’hui, une série qui prend ses racines à Miami est une série dont les veines canalisent ce genre de sang : du non sens, du mauvais goût, de la dérive, du mensonge, de l’errance. Et tout personnage doté d’un minimum de conscience ne peut que s’y questionner. D’ailleurs, c’est bien là ce qui fait la distance entre les deux flics de Miami, qui sont tellement plongés dans ce fameux vice qu’ils ne s’en distinguent jamais vraiment (les seules respirations sont ces moments où les épisodes proposent ces lentes translations en bagnole, souvent nocturnes, toujours urbaines, sur fond de Foreigner ou de Phil Collins, moments pendant lesquels on ne prend cependant aucune altitude, on erre juste dans le paysage sans jamais pouvoir en sortir, comme si Miami était une île dans laquelle la seule issue provisoire était un moment de méditation au volant d’un cabriolet Ferrari, autoradio balançant à fond de la pop FM). Au 21ème siècle, Miami est toujours une île quand elle apparaît sur le petit écran. On s’en échappe toujours par la fiction, mais les scalpels ont remplacé les Ferrari. Mais la grosse différence, c’est que les méninges y turbinent sec : MacNamara est un regard conscient sur le monde qui l’entoure, suffisamment pour qu’il puisse prendre pour de bon ses distances avec lui. Dexter Morgan est un regard aiguisé sur son propre univers, en permanente distanciation, pour des raisons que lui même ne maîtrise pas, mais qui s’imposent à lui. Pour autant, toute l’astuce de la construction de la série consiste à jouer en permanence sur ces deux tableaux : Dexter est en même temps ce genre de grand frère idéal (ne serait ce que parce qu’il est invraissemblablement séduisant), et en même temps ce type qui est en permanence à la frontière de passer pour de bon « de l’autre côté », et les scénaristes savent bien jongler avec l’espoir qu’a le spectateur de voir son héros rester du bon côté de la barrière, quand il lui fait croire par exemple qu’il a pu commettre un meurtre injuste sur la personne de l’ex de sa petite amie.
Mais c’est là que la série est pernicieuse et astucieuse : très vite, pour nous, Dexter reste du « bon côté » quand il ne fait que découper à la scie circulaire des criminels avérés. A ce prix là, il reste humain. Et pour autant, il n’est pas une nauséabonde résurrection de Charles Bronson, uniquement motivé par un idéal délirant et purificateur de vengeance contre les « méchants ». Peu à peu en effet, apparait cette évidence que ceux à qui Dexter s’en prend sont des individus comme vous, comme moi, des gens tels qu’on en croise des milliers chaque jour : un jeune, un psy, un couple. Toutes ces futures victimes sont simplement des « acteurs sociaux » qui ont bien appris leur leçon, jouent leur rôle tel qu’on leur a appris à le jouer et se permettent simplement quelques parenthèses libératrices de temps en temps, pour laisser échapper la pression. Dans le lot, Dexter est le seul à avoir une double caractéristique : d’une part, il ressent la pulsion de violence plus fort que n’importe quel autre, et elle n’apparait pas comme une sorte de caprice adulte, mais plutôt comme un « don » apparu très tôt et qui aurait été aiguisé par une éducation appropriée. D’autre part, chez Dexter, cet appétit pose question, et il cherche à en faire quelque chose, bien qu’il se sente très démuni par rapport à lui même. Mais qui ne l’est pas ? Voilà donc le terrain sur lequel Dexter Morgan nous tend un miroir dans lequel on n’aimerait pas tant que ça se reconnaître si notre image n’avait pas, en l’occurence, les traits assez attirants (quand meme…) de Michael C. Hall.
Double, le héros l’est donc tout autant que nous, et il fait fréquemment penser à la manière dont Alien s’hybride quand il est conçu par Jeunet dans Alien 4, et qu’il prend les doubles traits d’un humain, et du monstre, selon l’angle sous lequel il est éclairé. Dexter a cette double manière d’être, et la série sait composer sa mise en scène de manière à être tout le temps dans ce double espace : humain / non humain (et quel meilleur territoire que Miami pouvait permettre celà ?), le summum de ce type de mise en scène, son point culminant étant sans doute le générique lui même qui joue totalement la carte de la permanente double lecture des images, et y habitue le spectateur.
Parce qu’évidemment, si on pense qu’une bonne série est une série qui parle de nous, ça implique qu’on doive considérer à un moment que nous avons une place à tenir dans la série. Et c’est peut être là qu’on reconnaît les grandes séries, et c’est peut etre là aussi ce qui en fait quelque chose de spécifique par rapport au cinéma : une série entre chez nous, nous accompagne et doit tenir compte du spectateur dans tout un tas d’aspects de sa vie quotidienne (la série s’invite chez les gens, alors que c’est le spectateur qui s’invite au cinéma). On en reparlera un jour, mais une des séries qui avait le mieux compris cela était Clair de Lune, dans laquelle on trouve sans doute le catalogue le plus complet de la prise en compte du spectateur dans le dispositif même de la série. En apparence, Dexter est plus simple : un récit a lieu sur l’écran, on le regarde de l’extérieur en y retrouvant par moments nos propres faiblesses, nos propres interrogations, nos propres angoisses, un peu comme Cecilia Sarkozy doit regarder Desperate Housewives en se disant « Bree van de Kamp, c’est moi ». Mais dans le cas de Dexter, le dispositif va plus loin, et n’est finalement dévoilé qu’à la fin du dernier épisode de la première saison : alors que Dexter a été à deux doigts que tout soit révélé, et que son secret soit enfin dévoilé aux yeux du monde (et d’une certaine manière, comme un Erwan venu dans la « maison » justement pour être libéré du poids du secret pour pouvoir échapper au faire semblant, il n’attend que ça), tout revient finalement à la normale, et il constate, avec résignation (il serait volontiers effaré, mais on manque d’aptitude aux sentiments rend cela impossible) que ses secrets resteront intacts. Il aimerait bien que Rita, sa petite amie, puisse l’entendre. Elle même espère pouvoir être cette oreille prête à recueillir ses secrets et ses démons. Mais il le dit lui même : « la réalité est toute autre : aucune être humain vivant ne peut entendre ma vérité« . Si on traduit : celui qui accueillerait la vérité de Dexter les bras ouverts, saurait ce qu’il est tout en continuant à le considérer non seulement comme humain mais plus encore comme un humain hautement désirable, peut être même plus désirable que les autres, celui serait serait un homme mort. Et c’est pourtant le cas de nous autres, qui regardons avidement cette série. Dexter ne trouve dans son monde aucune oreille compatissante, personne qui puisse partager avec lui ses pulsions. Harry a disparu, et Dexter est dans un monde sourd (on pourrait dire, du coup, ab-surde). Finalement, les seuls à qui il puisse s’adresser, les seuls qui l’entendent et qui seraient tout prets à l’accueillir (avec sans doute des motivations assez diverses…) sont finalement ceux qui le connaissent déjà de l’intérieur, et qui l’ont déjà accepté. Mais admettons celà : le seul qui dans le cadre de la série est capable d’accueillir Dexter comme son frère, c’est… son frère. Et pour l’accueillir ainsi, il faut qu’il soit animé des mêmes tourments, qu’il soit au moins aussi peu humain que lui. Et la phrase de Dexter se confirme vite : « Aucun être humain vivant ne peut entendre ma vérité ». En d’autres termes, selon le code que lui a inculqué Harry, tout être humain capable de voir Dexter comme humain est lui même inhumain.
En somme, si Dexter connaissait ses propres télespectateurs, il les tuerait sans doute tous. Et selon le dispositif propre à cette série, si nous autres, télespectateurs, sommes précisément ceux là qui savent qui il est (ce sont les tout premiers mots du premier épisode : « Ce soir, c’est le grand soir. Et ça va arriver, encore et encore… Il faut que ça arrive. Belle nuit. Miami est une ville formidable. J’adore la nourriture cubaine. Les sandwiches au porc. Mes préférés. Mais pour l’heure, j’ai faim d’autre chose. Le voilà… », on est donc au parfum depuis la première minute), si nous avons été capables de l’accepter tel quel, sans aucune explication psychologique ou existentielle (elles n’arrivent que tard dans la saison, et finalement ne changent pas grand chose), si nous sommes donc ceux là, que cherche Dexter, et qui sont capables d’entendre sa vérité, c’est donc que nous sommes morts.